Ecrire la vie de Rachmaninov : exercice périlleux. Grande est la tentation de tomber dans un romanesque un peu sentimental tant cette existence fut riche de succès, de rencontres, de voyages, mais aussi de doutes et de souffrances. Grand aussi le risque de se perdre dans les méandres d’une existence à la fois contemplative, où la création décantait longuement avant de prendre forme, et très active comme pianiste virtuose, directeur de théâtre (le Bolchoï), compositeur en vue.
Le récit de Jean-Jacques Groleau relève les deux défis : cette biographie va toujours au plus juste, au plus fin, sans s’embarrasser de psychologie ni de conjectures ; elle rend compte en outre avec une économie de moyens étonnante de cette vie complexe sur le plan intellectuel comme historique.
L’on partage d’autant mieux les affres du compositeur qu’ils nous sont exposés sans pathos. Et l’on aperçoit d’autant mieux ses contemporains – parents, maîtres, amis – qu’ils sont croqués en quelques traits. Le biographe en outre a la subtilité de poser des jalons essentiels sans en souligner d’emblée l’importance avec des feux de signalisation clignotants : si bien que de loin en loin nous retrouvons des lieux, des figures (Alexandre Siloti), et même des idées chères à Rachmaninov dont nous percevons la récurrence sans qu’elle nous ait été didactiquement indiquée.
De là aussi l’impression de parcourir réellement une vie, avec ses accidents et ses fidélités, mais surtout avec cette constance : l’énigme et la douleur de créer. Jean-Jacques Groleau souligne souvent que la musique de Rachmaninov n’est pas la plus avant-gardiste qui soit, mais ne manque pas de rappeler que cette musique apparemment abondante, ample, généreuse de sentiments et de climats, est née au gré de crises répétées, et rarement dans la plénitude.
Autre élément presque paradoxal que cette biographie explicite parfaitement : la tension constante entre le succès du virtuose et la quête du créateur. L’auteur en parle à intervalles réguliers sans déployer d’appareil interprétatif pesant, faisant ainsi mieux sentir ce que cette tension put avoir de proprement existentiel, comme le travail souterrain d’un élan vital surmontant les obstacles que son propre talent lui oppose. Le commentaire des œuvres musicales se tient au plus près des conditions de leur émergence et ouvre des perspectives, donne des envies d’écoute, sans pour autant prétendre livrer de lecture définitive.
Enfin, malgré la nécessaire brièveté de cet opus (c’est la règle de la collection), l’auteur fait revivre à petites touches une époque singulière : celle de la rupture radicale vécue par l’intelligentsia russe, et de la ruée vers les Etats-Unis comme refuge et eldorado, incroyablement ouverts mais déjà incroyablement mercantiles et offrant aux Russes comme à d’autres Européens un recours salutaire, et d’une certaine façon un dévoiement.
La discographie commentée est très éclairante et va à l’essentiel, à l’image de ce livre dont on ne saurait trop redire la précision, l’élégance, mais aussi la pudeur. Car devant cette vie d’homme, l’auteur n’assène aucune certitude ; il se contente de multiplier les intuitions, de nous livrer ses impressions, préférant l’aquarelle à la fresque, la justesse du sentiment au poids de la thèse.
Sylvain Fort