« Aucune voix n’est brute ; toute voix se pénètre de ce qu’elle dit » écrivait Roland Barthes (« La musique, la voix, la langue »). A l’écoute de cette Armida, cette formule prend tout son sens.
Aussi méconnue que soit cette œuvre, cet enregistrement de 2000 réédité chez Warner Classics et porté par Nikolaus Harnoncourt et Cecilia Bartoli à leur meilleur, apparaît comme un jalon essentiel dans la discographie consacrée à Haydn, tant le chef semble avoir saisi les intentions et les subtilités du compositeur.
Ce n’est pas une énième Armide – magicienne si souvent présente sur les scènes lyriques ; moins encore un énième opera seria. La force de cette partition est de se plier aux exigences de l’affect : la forme da capo s’assouplit, la virtuosité sert le sentiment, le récitatif se fait l’écho des passions, et Haydn se permet des effets de ruptures rythmiques, dynamiques et dramatiques extrêmement audacieux pour son temps.
Voilà précisément ce que Nikolaus Harnoncourt parvient à rendre audible avec un Concentus Musicus Wien débordant d’énergie. L’ouverture est à la fois tonitruante et contrastée, le son dense et lumineux, la phrase infinie et dessinée… L’orchestre se pare d’une multitude de couleurs, mené par des cordes d’une précision irréprochable, y compris dans les traits les plus sinueux. Mais ce sont sans doute les récitatifs accompagnés qui sont les plus admirables : l’harmonie entre les instruments et le chant, et surtout le temps pris par le chef pour laisser aux affects le temps de naître chez le personnage, puis de se dire, sont exemplaires. « Armida… Oh affanno » chanté par Rinaldo à l’acte II constitue en ce sens un modèle.
Les chanteurs se plient avec talent à ces exigences, susurrant, parlant, chantant, criant presque, et donnant un très beau relief à un livret qui, sans cela, paraîtrait bien fade. Rarement est-on aussi près du dire au disque, Christoph Prégardien se permettant même, à l’occasion, le chuchotement.
Le ténor, dans le rôle de Rinaldo, apparaît un peu en retrait vocalement : à trop vouloir incarner un héros fragile et indécis, la voix manque globalement d’épaisseur, et les sons restent très ouverts ; c’est dommage car il nous laisse apercevoir de beaux graves (« Cara, è vero, io son tiranno ») et une voix par instants plus assurée. On aurait aimé qu’il s’en serve pour donner davantage de relief à son personnage, tant il fait preuve d’indéniables qualités dramatiques dans les récitatifs.
Face à lui, Cecilia Bartoli campe une Armida blessée et amoureuse, bien plus humaine que magicienne. Le chant est tantôt dense, acéré, percutant ; tantôt allégé avec une délicatesse qui lui va à ravir. Tragédienne sans ostentation, elle fait preuve d’une économie de moyens remarquable dans son premier air (« Se pietade avete, oh Numi ») où les vocalises ne sont qu’un débordement du sentiment. Son personnage est vibrant, vivant, passionné d’un bout à l’autre de l’œuvre, culminant sans aucun doute dans le célèbre « Odio, furor, dispetto », où résonnent l’urgence et le désespoir.
L’Idreno d’Oliver Widmer apparaît rompu au style classique, maîtrisant la ligne et s’appliquant à dire le texte. Ubaldo bénéficie avec Scot Weir d’une voix claire et limpide ainsi que d’une belle autorité, même si les ornements lui échappent un peu, et Markus Schäfer en Clotarco déçoit dans les airs où le timbre devient nasal et manque de couverture. Quant à Patricia Petibon, elle serait parfaitement convaincante en Zelmira n’étaient des sons droits hors style qui viennent rompre une belle harmonie avec l’orchestre et un beau dessin des phrases.
Malgré ces faiblesses, on ne peut qu’apprécier l’implication de tous les interprètes sans exception dans les récitatifs, et la recherche permanente de contrastes et de cohérence dramatique. Cette réédition d’Armida constitue donc un très bel objet discographique (même si l’on regrette que le livret n’accompagne pas le disque). Nikolaus Harnoncourt a su tirer le meilleur de ses interprètes et d’une œuvre dont il exhume les complexités et les détails sans jamais tomber dans l’outrance.
C’est la marque d’un grand chef, qui a su pénétrer au cœur du style et du projet de Haydn ; la marque aussi d’une grande œuvre, sans doute encore méconnue, qui réaffirme le drame et les passions au cœur de la musique.