Notre connaissance, très parcellaire, de la musique de Caldara le serait davantage encore sans la curiosité des contre-ténors, René Jacobs en tête, à qui nous devons la découverte, majeure, de Maddalena ai piedi di Cristo (1996), merveille d’inventivité et de finesse psychologique. Dès les années 70, le Gantois déchiffrait aussi ses cantates, genre dont le succès au disque sera toutefois marqué par l’album, autrement abouti, de Gérard Lesne (1991), qui jettera son dévolu sur les fulgurances dramatiques de Medea in Corinto avant de revisiter les émois délicats de Vicino a un rivoletto.
Il ne faut sans doute y voir qu’une succession de hasards, mais ces résurrections opérées par des contre-ténors prennent une saveur particulière lorsqu’on sait que Caldara officia lui-même dans le pupitre des contralti de San Marco, où, à partir de 1695, il cumula officiellement les emplois de chanteur et d’instrumentiste. Si, à l’époque, la mue était d’ordinaire plus tardive qu’aujourd’hui, Antonio affichait tout de même vingt-quatre ou vingt-cinq ans au compteur et devait déjà avoir perdu sa voix d’enfant – marié et père de famille, le Vénitien n’était pas un castrat. Au-delà du clin d’œil de la Fortune, réjouissons-nous, car, après Jacobs, Lesne, Cencic ou Jaroussky, Valer Sabadus poursuit avec bonheur l’exploration d’un legs substantiel et encore largement inédit.
Aux habituels florilèges lyriques (Caldara in Vienna de Philippe Jaroussky, In dolce amore de Robin Johannsen), le contre-ténor roumain a préféré une approche nettement plus originale : privilégier le dialogue ou la rivalité entre la voix et un instrument obligé, exercice où brillait tout particulièrement Caldara. Contralto lui-même, nous l’avons dit, mais aussi violoniste et violoncelliste, le vice-kapellmeister de l’empereur Charles VI avait à sa disposition la crème des chanteurs actifs à Vienne (Maria Anna Schulz, Gaetano Orsini, Felice Salimbeni, …) ainsi que des instrumentistes de tout premier plan, à l’instar, par exemple, du luthiste et compositeur Francesco Bartolomeo Conti.
Riche de six premières mondiales, l’anthologie proposée par Valer Sabadus et l’ensemble Nuovo Aspetto (jeune phalange allemande fondée en 2011 par le luthiste [sic] Michael Dücker), met donc à l’honneur le luth, le violon, mais aussi le chalumeau, la viole de gambe, le violoncelle et le psaltérion, ce rejeton de la famille des cithares dont Christina Pluhar, à force de l’imposer dans tous les répertoires, a bien failli nous dégoûter. Rien de tel ici, fort heureusement. Caldara, qui pouvait compter sur le talent de Pantaleon Hebenstreit, le plus célèbre joueur de psaltérion de l’époque, exploite avec une habileté remarquable ses ressources expressives comme en témoignent des pages aussi contrastées que la prière solaire du Lévite Eliacim dans Le Profezie Evangeliche di Isaia (« Reggimi, o tu, che sola ») et la plainte oppressante de Jérémie dans Sedecia (« Ahi ! come quella un tempo città »).
Non content de jouer à part égale avec les solistes, très en verve, de Nuovo Aspetto – lesquels, parfois, ne sont pas loin de lui voler la vedette – Valer Sabadus tourne le dos à l’opéra et fait son marché parmi les oratorios et les nombreuses compositions, a priori mineures, qui jalonnent la si féconde carrière du Vénitien (componimenti da camera, feste teatrali et autre pastorales). Ces choix trahissent la curiosité autant que l’intelligence de l’artiste : tout en élargissant l’horizon de l’auditeur, les oeuvres retenues flattent sa vocalité et nous laissent même apprécier son évolution.
Le canto fiorito sollicite modérément la souplesse de l’organe, irréprochable dans la vocalise ; en revanche, le programme exclut la bravoure et Sabadus fait preuve d’élégance, de sobriété dans l’ornementation et les cadences. Alors que la frivolité de la joueuse de carte (« Ah se tocasse a me », Il Giuco del Quadriglio, avec paire de luths), la mélancolie enjouée de la pastourelle (« Questo è il prato il bosco », Nigella e Tirsi, où, alliage rare, la flûte traversière se mêle au chalumeau) tombent sans un pli sur son grain adolescent, frais et satiné, le bas médium dévoile une couleur, une densité nouvelle dans l’affliction de Jérémie pleurant la destruction de Jérusalem (« Ahi ! come quella un tempo città ») ou encore dans la sombre prophétie de la fin du joug de Babylone (« Esca da l’Aquilon », Sedecia, viole obligato et contrebasse dans le continuo) déclamée sans emphase, mais avec une gravité justement dosée. Les ciels bleus blessent les âmes tristes, dit le poète, c’est peut-être la raison pour laquelle, à l’inverse, en ces temps troublés, les paysages enténébrés de Caldara nous apportent du baume au cœur.