Bicentenaire oblige, l’heure est au recyclage. C’est ce que propose Sony Classical avec ce coffret rassemblant six intégrales verdiennes de son catalogue ayant comme point commun d’afficher Placido Domingo dans leurs distributions. Domingo et Verdi, c’est un peu l’histoire d’une affinité élective, une histoire ancienne, tant le maître de Bussetto apparaît central dans la carrière du ténor, au point de constituer une sorte de port d’attache. Histoire ancienne donc, débutée dès le milieu des années 60, alors que se produisaient encore Corelli, Del Monaco et quelques autres. Une histoire qui, 50 ans après, n’est pas finie, et se poursuit sur d’autres terrains, Domingo ayant entre temps entrepris d’explorer la tessiture de baryton. Rien de nouveau dans ce coffret, on l’a dit, rien que de bien connu du mélomane, donc, mais un choix plutôt heureux, en ce qu’il privilégie – Luisa Miller exceptée- des prises de rôle d’un Domingo trentenaire, en pleine possession des ses superbes moyens, alors inentamés.
Procédons à une revue de détail.
Luisa Miller, premier enregistrement du coffret (les opéras sont présentés dans l’ordre chronologique de leur composition), est également le moins intéressant, et le plus tardif, capté en 1991. Cette Luisa Miller est disqualifiée par son rôle titre, tenu ici par Aprile Millo, dont l’inaptitude au chant verdien saute aux oreilles dès sa première intervention. Les staccati de son air d’entrée (« Lo vidi ») en deviennent involontairement comiques à force de grotesque. Cette erreur de casting est d’autant plus regrettable que le reste de la distribution se situe – fort heureusement – à d’autres niveaux. Autour d’elle, Vladimir Chernov est un Miller sain de voix, qui montre une aptitude appréciable au legato, mais à l’incarnation impersonnelle, Paul Plishka convainc en Wurm. Jan-Hendrik Rootering, il est un Walter de luxe, quoiqu’un peu exotique dans ce répertoire. Quant à Placido Domingo, ici quinquagénaire, il est un Rodolfo vibrant et engagé, et phrase délicieusement son « Quando le sere nel placido ». On ira néanmoins l’apprécier de préférence dans la très belle version dirigée par Lorin Maazel chez DGG, où il est nettement mieux entouré.
On accède à d’autres sommets avec l’enregistrement du Trouvère enregistré en 1969 sous la baguette de Zubin Mehta. Tout concourt à en faire un des plus recommandables de la (riche) discographie de l’œuvre, en tout cas un des plus homogènes. Le quatuor vocal est superlatif : Leontyne Price est encore dans ses grandes années, et le rôle lui est familier. On ne cherchera certes pas chez elle la tradition belcantiste (pour cela, voir Callas), mais la voix est encore somptueuse (quelle ligne dans « Tacea la notte », chanté ici dans une troublante apesanteur !). Même remarque pour l’Azucena de Fiorenza Cossotto, une des plus convaincantes, aux moyens plantureux, mais qui n’oublie pas de nuancer son chant. Domingo est ici dans son printemps le plus insolent (il a 28 ans). Son Manrico solaire, engagé, et pour tout dire irrésistible prend, en cette fin d’années 60, idéalement le relais de celui de Franco Corelli. Le Luna solide et fringant de Sherill Milnes ne dépare pas l’ensemble. Le tout est porté par la direction énergique et efficace de Zubin Mehta, qui montre ici quel chef de théâtre il sait être. Une des propositions les plus convaincantes de la discographie, vraiment, une équipe qui « salva il Trovator » et que l’on se réjouit d’écouter.
Dans Les Vêpres Siciliennes, on retrouve James Levine, qui fait ce qu’il peut pour sauver une œuvre dont il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas la plus inspirée de Verdi, comme si ce dernier composait dans une langue qui lui est étrangère. L’opéra est donné ici dans sa version la plus intégrale, aucune page ne nous en est épargnée. Judicieusement, Levine choisit de tirer l’œuvre vers le Verdi des années de galère plutôt que vers celui des ultimes chefs d’œuvre. Domingo, là encore, convainc par son engagement et sa musicalité irréprochables, même si le rôle d’Arrigo, à la tessiture plus élevée, le trouve moins à son aise que celui de Manrico. Une nouvelle fois, Sherill Milnes « fait le job » en Montfort, sans génie mais sans faille. Le Procida de Ruggero Raimondi est plus contestable, moins toutefois que l’Hélène désespérément lymphatique de Martina Arroyo : on enrage de voir de tels moyens fourvoyés dans une incarnation aussi ectoplasmique. Dans la maigre discographie de cette œuvre mal aimée, on prendra néanmoins garde de ne pas négliger trop rapidement cette version, en dépit de ses limites.
Le cas de la Force du Destin, enregistrée à Londres en 1977, est différent : on tiendrait sans doute là une des versions majeures de l’œuvre si la Leonora de Leontyne Price n’était pas aussi problématique. Elle est ici tout simplement captée trop tard. L’émail unique de cette voix bénie des dieux se fissure désormais de manière trop audible, et ses défauts sont comme amplifiés : inconsistance dans le grave et le bas médium, qui deviennent une sorte de no man’s land vocal hautement improbable, inaptitude flagrante à la vocalise, souffle bien raccourci… Pour quelques moments de grâce préservés (« La Vergine degli Angeli »), qui suffisent à raviver la nostalgie de la splendeur passée, il est impossible de passer ces gouffres sous silence. C’est d’autant plus dommage qu’autour d’elle, on se surpasse. Domingo est une fois de plus diablement convaincant, et la tessiture d’Alvaro lui convient parfaitement, tout comme le caractère sombre et désespéré du personnage. Là encore, il retrouve comme partenaire Sherill Milnes, très convaincant en Carlo buté et monomaniaque, tout en étant en grande forme vocale (comme en atteste sa cabalette « Egli è salvo ! »), ainsi que Fiorenza Cossotto, inapprochable Preziosilla, une des rares qui parvienne à gommer toute vulgarité de ce rôle (c’est dire). Le Padre Guardiano de Giaiotti ne peut se mesurer à ceux de Christoff ou Siepi, c’est entendu, mais il est probe et bien chantant : c’est déjà beaucoup. On terminera par une mention toute spéciale pour le Melitone impayable de notre cher Gabriel Bacquier, dont chaque intervention est un régal (sa quinte de toux au début de « Toh… toh !… Poffare il mondo ! » : un coup de génie !) : une leçon de théâtre en musique. Rien que pour lui, cette version doit impérativement être connue.
Avec l’enregistrement d’Aida dirigé par Erich Leinsdorf en 1970, on tient là encore une prestation de grande qualité. Leontyne Price : l’adéquation entre l’artiste et le rôle n’est plus à démontrer. Elle appartient à l’histoire du chant. Cette version en livre un témoignage probant, les immenses moyens vocaux de Price n’ayant pas encore entamé leur déclin. Bumbry en Amnéris est presque encore plus somptueuse : on rend les armes devant tant de splendeur. Tout comme dans l’Aïda captée au MET en 1967, qui figure dans le coffret Verdi at the MET et affiche la même distribution féminine, la fille du pharaon parvient à éclipser l’esclave. Le Radamès de Placido Domingo rafle lui aussi la mise par son engagement et sa sincérité : le rôle du guerrier déchiré entre son amour pour la jeune esclave éthiopienne et son devoir de soldat lui convient à merveille. Ses moyens vocaux sont par ailleurs flatteurs (pas au point de lui permettre le diminuendo à la fin de « Celeste Aïda », toutefois…). A ses côtés, Sherill Milnes est un Amonasro sonore, mais il faut reconnaître qu’à l’acte du Nil, cela fonctionne plutôt (très) bien. On passera plus rapidement sur le Ramfis STF (Sans Tessiture Fixe) de Ruggero Raimondi, et l’on regrettera la direction bien lourde et par endroits approximative de Leinsdorf.
Le meilleur vient, comme il se doit, à la fin : finis coronat opus. L’Otello dirigé par James Levine en août 1978 mérite en effet de figurer sur les podiums de la discographie. Il bénéficie de trois atouts maîtres. On citera pour commencer la Desdemone majuscule de Renata Scotto, une des plus convaincantes et bouleversantes de la discographie. Certes, on ne trouvera pas ici l’opulence de Leontyne Price (qui devait initialement chanter le rôle), mais on trouvera mieux que cela : une intelligence vocale proprement inouïe, une parfaite maîtrise de l’esprit et de la lettre du chant verdien. On pourrait tout détailler : on se contentera de mentionner – parmi tant d’autres exemples – la façon absolument prodigieuse de vérité et de fidélité dont est phrasé le passage « Esterrefatta fisso » dans le duo du début du III : une leçon, magistrale et définitive, que l’on salue avec un infini respect. Le Maure de Domingo n’est pas en reste : 3 ans après sa prise de rôle, il en livre ici son premier témoignage au studio, et c’est de loin le plus réussi. L’adéquation au rôle frappe d’emblée, évidente. Dieu merci, les moyens sont encore là (« Esultate », « Si pel ciel », ut sur « cortigiana » au III), et dans cette œuvre il en faut. En outre, on soulignera que le chant est ici contrôlé, surveillé, et (à quelques détails près, notamment – hélas…- dans « Dio mi potevi scagliar ») exempt de ces dérapages expressionnistes qui disqualifient sans appel une incarnation. Cet Otello convainc et émeut, et s’affirme, en ces années 70 finissantes, comme le digne successeur de Jon Vickers dans le rôle.