Un cabinet de miroirs, c’est la traduction qu’on propose pour A Room of Mirrors, mais cabinet de curiosités n’irait pas mal non plus, curiosités musicales, venues d’un temps, l’âge baroque en ses débuts où l’on n’aimait rien tant que le déconcertant et l’inattendu.
Miroirs aussi que se tendent deux voix, à la fois proches et différentes, et se mariant délicieusement.
Miroirs, ou plutôt glaces sans tain derrière lesquelles se devine le visage de Monteverdi, présence tutélaire en arrière-plan de toutes ces mélodies, où Emiliano Gonzalez Toro et Zachary Wilder font des merveilles, ensemble ou séparément.
Le Damigella tutta bella, de Calestani (et non pas donc de Monteverdi, qui a mis aussi en musique le texte de Chiabrera) est une chanson à boire, aux arrière-pensées sinon érotiques, du moins gaillardes, où dialoguent les deux timbres de ténors, très identifiés l’un et l’autre, celui tout en rondeurs un peu veloutées d’Emiliano Gonzalez Toro et celui plus clair et haut perché de Zachary Wilder, deux timbres qui se conjuguent merveilleusement, et dont le mariage des couleurs en crée une troisième. Derrière eux, le riche tissu rythmique dansant tissé par harpe, théorbe et archiluth, avec les broderies caustiques des violons.
Une mélancolie déjà d’un autre temps
Après cette petite séquence un peu commedia dell’arte, hors-d’œuvre enjoué, les choses non pas sérieuses mais délectables commenceront vraiment avec un Dialogo della rosa d’une ineffable et voluptueuse beauté. Ces deux timbres alliés, la grâce qui les illumine, la délicatesse tendre de ce dialogue, puis de cet unisson (pas tout à fait unisson, les deux lignes vocales jouent à s’approcher puis s’éloigner, l’un passe en voix de tête, quand l’autre reste en voix de poitrine), cette première pièce de Sigismondo D’India distille une troublante émotion. Le texte de Marino est un concentré de poésie maniériste, filant la métaphore entre les roses et les jeunes filles. Il y a là une mélancolie raffinée (celle des cours du nord de l’Italie au siècle précédent, et s’insinue on ne sait quelle nostalgie dans cette musique, comme le souvenir d’un âge disparu).
Dove te’n vai est l’une des pièces les plus curieuses et emblématiques de cet album. Le texte d’Alessandro Striggio est celui-là même mis en musique par Monteverdi dans L’Orfeo, à la première scène de l’acte 3. C’est à la « dolcissima Speranza » que s’adresse alors le berger. Le traitement qu’en fait Francesco Turini (1595-1656, donc la génération suivant celle de Monteverdi) est tout autant pathétique, mais il fait dialoguer deux voix qui s’échangent les mots du texte, se les reprennent en les ornant, bref de l’efficacité dramatique de l’opéra on revient ici à la sophistication du madrigal. Ce duo est aussi une allusion au premier duo de ténors de l’histoire, celui entre Orfeo et Apollo, dans le même opéra au cinquième acte. La différence est qu’ici les voix s’entrelacent, se transmettent en canon les mélodies (il y a plusieurs thèmes en moins de trois minutes), pour tresser un dialogue passionné, et j’ajouterai voluptueux (l’érotisme qu’exhalent ces deux voix…)
Zachary Wilder détendra ensuite l’atmosphère avec La vecchia innamorata, qui joue les chansons populaires moqueuses et le théâtre de tréteaux dans un burlesque un peu rustique, et la flûte lui répondra en phrases aigrelettes comme d’un piffero.
On s’amusera à comparer la version très virevoltante et piquante de Se l’aura spira de Frescobaldi par Mariana Flores, ondulante et sinueuse, dialoguant avec un ensemble Clematis très coloré, et la lecture, plus intérieure, de Emiliano Gonzalez Toro, mélancolique et retenue, où son timbre suave, dessinant de fins ornements dans un crescendo très progressif, dialogue avec la flûte à bec joueuse de Rodrigo Calveyra.
Ce sont deux versions parmi pas mal d’autres de l’un des fleurons de ce répertoire entre maniérisme et baroque. Nulle question de hiérarchie ici dans notre esprit, mais l’agrément d’approches différentes, de changements d’éclairages autour du même objet, et révélateurs.
Ainsi que le note Mathilde Etienne, co-autrice on le devine de ce programme, la chaconne d‘Annibale Gregori, Mai non disciolgasi, fait beaucoup penser au Zefiro torna de Monteverdi (et quel plaisir au passage de le réécouter par Hughes Cuenod et Paul Derenne chez Nadia Boulanger). Ici, l’allure est plus déboutonnée, bien sûr, les voix virevoltent, en élégantes volutes un peu moqueuses (elles se gaussent des rêveries amoureuses du berger Thyrsis et le cornet y ajoute sa goguenardise) jusqu’au moment où le climat change pour une dernière strophe élégiaque (la belle réduit en cendres le cœur du pauvre garçon). Petite comédie en cinq minutes, brio et subtilité en même temps, vocalises et mélismes, et, on le dit une fois encore, charme et grâce de ces deux voix.
Un romantisme longtemps avant l’heure
Vient ensuite une séquence Sigismondo d’India en trois parties. D’abord le Piangono al pianger mio, poème de Rinuccini (que mit aussi en musique Notari, autre effet de miroir). On pleurait beaucoup en ces temps romantiques avant l’heure. Zachary Wilder y fait des merveilles de délicatesse, accompagné aux théorbe et archiluth, ornant la ligne de broderies expressives d’un goût parfait.
Puis, dans Langue al vostro languir, ce seront les deux violes qui dialogueront de leurs voix presqu’humaines, avant que les frottements harmoniques de Giunto alla tomba (après les larmes, voilà la déploration sur le tombeau où gît l’être aimé, Musset n’a rien inventé ; ici le poème est du Tasse), avant que les accords-désaccords surprenants n’entrouvent les portes d’un monde sensible incertain.
On aimera aussi les dissonances astringentes d’Interenete voi, dues à Angelo Notari, chanson madrigalesque aux modulations incisives et imprévisibles (il y est encore question de larmes dont on espère qu’elles adouciront le cœur d’une belle impitoyable, dure comme le roc). Chanson maintes fois enregistrée, par Emma Kirby et Judith Nelson, très acidulées, par Gloria Banditelli, très altière, par Guillemette Laurens, introvertie et fragile, par Nigel Rogers, très attentif aux mots et lyrique, par Roberta Invernizzi, plus théâtrale. Wilder et Gonzalez Toro sont peut-être les plus voluptueux vocalement et c’est sans doute pour cela que les extravagances harmoniques de Notari semblent par eux encore plus surprenantes.
Rupture de ton avec l’émoustillant, joyeux, amoureux, et même un peu licencieux, Quella che tanto, sur l’accord ravissant (on a le droit de dire ravissant ?) des deux voix, derrière lesquelles caracole une harpe volubile, duetto adorable composé par Bellerofonte Castaldi (un Modénois assez casse-cou qui fut poursuivi pour avoir participé à l’assassinat de son frère) et enlevé ici avec une allégresse dansante (et sur un tempo rapide plus amusant que celui de Gian Paolo Fagotto, qui a aussi enregistré cette pièce rare).
Ce récital décidément brillant s’achèvera avec le virevoltant Folgori Giove de Galeazzo Sabbatini, qui balance entre tendresse et insouciance, point final virtuose où les deux ténors rivalisent de chic.
Tout cela assez grisant, à écouter et réécouter sans modération. Jolie prise de son : on situe parfaitement les deux chanteurs, à la fois ensemble et distincts. L’ensemble I Gemelli est constamment inventif, acéré, savoureux.