On ne donne jamais l’âge d’une dame, sauf sans doute, pour lui rendre hommage. A 72 ans, Edita Gruberova n’en finit pas de ses tournées d’adieux, recevant, à chacune de ses apparitions, les ovations d’un public fidèle. Rajoutée in extremis à l’agenda de la diva slovaque (le programme de l’Opéra de Budapest ayant annoncé initialement un ballet), cette ultime série de trois représentations de la Lucia di Lammermoor (voir ici) était-elle bien raisonnable ? Certainement pas. Et c’est d’ailleurs ce qui en fait tout l’attrait. Sans doute frémit-on à un contre-ré initial bien tendu, à un premier mi-bémol trop bas dans la scène de folie. On peut ne pas apprécier le systématisme de ces attaques piani avant d’être enflées. Mais quel bonheur aussi d’entendre cette voix toujours aussi cristalline, ce timbre sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise après plus de 50 ans de carrière. Qui maîtrise encore aussi parfaitement les staccati des variations accompagnées à la flûte, imaginées par Mathilde Marchesi pour son élève Nelly Melba ? Pendant ces instants, nous oublions la maturité de l’artiste et communions avec la jeune héroïne si humainement incarnée. Et quand la voix offre un ultime mi bémol à la fin de la scène, peut-être le dernier de cette longue carrière, note énorme et parfaite, comme un signe du Ciel, toutes les réserves tombent et la salle éclate en une longue ovation de près de cinq minutes. « La folie est la source des exploits de tous les héros » nous dit Érasme dans son Éloge de la folie, et c’est pour ça qu’on l’aime notre Edita, pour ce don de soi et cette capacité à dépasser les limites. Après 25 minutes d’applaudissements, quand le rideau de fer tombe définitivement (après s’être arrêté une première fois à mi-parcours), on comprend combien il doit être difficile de raccrocher.