Fraîcheur de la Basilique, où se sont réfugiés interprètes et public fuyant la fournaise de la Cour des Hospices, plombée par la canicule, mais aussi caractère exceptionnel de l’Armide habitée de Marie-Adeline Henry, voilà pour le titre (ni Eluard ni Poulenc n’ont déposé la marque…)
Beaune, fidèle à sa tradition d’immersion et de découvertes baroques échelonnées sur quatre week-ends, ouvre sa saison avec l’Armide de Lully. Depuis 1992, est-il un autre lieu, à part Versailles, où Lully ait connu pareille fête ? On se souvient de la révélation, ici même, de son Bellérophon par Christophe Rousset en 2010. Ce soir, il ne s’agit plus de révélation. Depuis Herreweghe (1983 puis 92) et Ryan Brown (2007), l’ouvrage a été donné et enregistré plusieurs fois (1). La production offerte est en fait celle qui vient de clore brillamment la saison nancéienne, dans la mise en scène de David Hermann, et que Christophe Rousset donnera en décembre à Paris.
Si la version de concert constitue le meilleur moyen de rendre vie à des ouvrages rares ou tombés dans l’oubli, c’est aussi le moyen de produire à moindre coût, dans des lieux qui ne se prêtent pas à une réalisation scénique. Le Festival de Beaune relève des deux propositions. Autant l’oratorio, la cantate, le concert spirituel sont remarquablement servis dans la Basilique comme dans la Cour des Hospices, autant l’opéra, privé de tout ce qui n’est pas strictement musique, paraît-il réduit à sa plus simple expression. Sans une bonne connaisance du livret – heureusement reproduit dans le programme – comment l’auditeur peut-il suivre l’action, d’autant que nombre de chanteurs incarnent plusieurs personnages ?
La distribution est semblable à celle de Nancy, à une différence près : le Chœur de chambre de Namur s’est substitué à celui de l’Opéra de Lorraine, moins familier de ce répertoire. L’excellence est au rendez-vous. Dès sa première intervention (fin du prologue), nous avons la promesse d’une grande production. L’articulation est si soignée que le texte demeure toujours intelligible, y compris dans les passages les plus rapides (« poursuivons jusqu‘au trépas »), malgré un placement au fond du chœur. Ductile, souple, sonore, avec de belles couleurs, c’est l’idéal pour ce répertoire.
La distribution est dominée par Marie-Adeline Henry, immense tragédienne, aux graves profonds, à l’expression intense. Elle impose une Armide d’exception : La puissance et l’agilité, l’aisance naturelle avec laquelle ce rôle extraordinairement exigeant est incarné forcent l’admiration et l’émotion. D’emblée, le côté surnaturel, fantastique, violent est assumé avec maestria, tout comme sa fraîcheur émouvante et la sincérité de son jeu. Furie ou amoureuse, le rôle aurait pu être écrit pour elle. Armide a-t-elle jamais été plus vraie, plus belle, plus émouvante ? Chacune de ses interventions est un régal, Esprit de haine et de rage (avec Hidraot, acte II sc 2), un sommet parmi d’autres. Marie-Claude Chappuis, voix sonore, bien projetée, sait se montrer aussi claironnante que confidente, même si certains aigus sont parfois colorés de façon ingrate. Judith van Wanroij sert remarquablement son texte et son chant, clair, expressif, avec des consonnes que l’on souhaiterait entendre plus souvent. Hasnaa Bennani, la nymphe des eaux au timbre chaleureux, accompagne heureusement le sommeil de Renaud.
Hidraot, le père d’Armide, est confié à Andrew Schroeder, qui illustre avec distinction la grandeur du personnage et son amour filial. Sombre comme il convient, puissant toujours, Marc Mauillon est l’incarnation idéale de la Haine, et d’Aronte. Si Patrick Kabongo semble en petite forme, Julian Prégardien nous offre un splendide Renaud, dont chacune des inverventions est exemplaire. L’Ubalde de Julien Véronèse, simple et puissant, comme le Chevalier danois et l’amant fortuné de Fernando Guimarães complètent heureusement cette distribution très équilibrée et familière de l’ouvrage.
Fidèle à Beaune depuis plus de 20 ans, Christophe Rousset impose, dès l’ouverture, naturelle, allante, bien articulée, le rebond permanent qui donne vie à cette musique. La fluidité des enchaînements confère au discours une unité rare. Naturellement plus discrète, Monica Pustilnik au théorbe et à la guitar gouverne efficacement un continuo splendide. Les Talens lyriques nous ravissent, à leur ordinaire écrirait-on spontanément, tant on ne les connaît que fréquentant l’excellence, La passacaille, puissante, mais sans jamais la moindre lourdeur, a-elle été plus belle que dans son écrin naturel de ce soir ? La fin, tragique, concise, est une apothéose admirable.
Pas loin de trois bonnes (excellentes !) heures… même sans réalisation scénique, il faut consulter sa montre pour prendre conscience que le temps s’est écoulé, riche à profusion. Armide nous bouleverse, plus que jamais.