Andrea Chénier occuperait-il encore l’affiche s’il n’offrait à tout ténor valeureux un rôle digne de sa valeur ? En France, les spécialistes souvent suspicieux dès qu’il s’agit de vérisme eurent tôt fait de classer l’ouvrage le plus connu d’Umberto Giordano parmi les titres les moins recommandables du répertoire. « Extrême pauvreté musicale », « effets théâtraux et vocaux faciles », « vulgarité »… On ne compte plus les commentaires désobligeants à l’égard d’une œuvre qui attendit par voie de conséquence cent-treize ans pour faire son entrée à l’Opéra de Paris (2009 dans une mise en scène de Giancarlo del Monaco avec Marcelo Alvarez dans le rôle-titre). D’autres, pour sa défense, ont argué de la qualité vocale de l’écriture et vanté sa concision dramatique ainsi que la délicatesse du coloris orchestral.
A ce plaidoyer, comment ne pas ajouter le lyrisme irrépressible de la mélodie. Que celui qui n’a jamais été emporté par l’élan généreux, au deuxième acte, de « bramo la vita e non temo la morte » nous jette la première pierre. Comment résister quand on est un ténor au sommet de sa gloire, à l’appel ardent d’une partition qui ne compte pas moins de quatre airs et deux duos enfiévrés ? Le poète révolutionnaire ne se satisfait pas de donner son nom à l’opéra. Dès le tumultueux Improvviso considéré à juste titre comme un des flambeaux du répertoire italien, il l’accapare. Quel autre de ses congénères dispose d’autant de morceaux de bravoure ? Seuls Riccardo dans Un ballo in maschera et Otello peuvent rivaliser. Il n’est pas interdit d’ailleurs de voir dans Andrea le jalon incontournable d’un parcours glorieux dont l’aboutissement serait le Maure verdien.
Est-ce ainsi que l’envisageait Jonas Kaufmann lorsqu’en janvier 2015 à Londres, il ajouta le rôle à son palmarès, après en avoir enregistré en 2010 de larges extraits dans l’album Verismo ? Cette saison, alors qu’Otello se profile (en juin), le chanteur bavarois coiffe de nouveau à Munich la cocarde tricolore dans la mise en scène controversée de Philipp Stölzl. Une version de concert au Théâtre des Champs-Elysées déporte l’événement de ce côté du Rhin le temps d’une soirée prise d’assaut par un public chauffé à blanc avant même le lever de rideau.
Ce long préambule pour aider à comprendre le poids qui pèse sur les épaules de Jonas Kaufmann avant même que la représentation ne commence et expliquer pourquoi le ténor ne répond que partiellement aux trop lourdes attentes que suscite son nom. À ce stade de sa carrière, adulé, célébré partout dans le monde, le chanteur doit désormais se confronter à lui-même : continuer non seulement d’être le meilleur mais égaler voire surpasser ce qu’il a été. La captation londonienne a figé l’image d’un Andrea Chénier que l’on ne retrouve pas tout à fait ce soir au Théâtre des Champs-Elysées. Fatigue ? Convalescence, après un long silence forcé en fin d’année dernière ? Peu importe car si l’interprétation de Jonas Kaufmann n’atteint pas le niveau d’excellence attendue, si les notes de passage paraissent fragiles et certains effets inaboutis, son Andrea Chénier reste mémorable. De tous les héros du répertoire italien, il est sans doute avec Don Carlo celui qui correspond le mieux à sa vocalité sombre : ombrageux, éperdument romantique à la manière d’un Werther transalpin, irrémédiablement condamné dès son entrée en scène, avant même qu’un Improvviso farouche déverse son flot fuligineux. Lui dont les sons pianos appartiennent à la légende se montre ce soir plus convaincant dans les passages héroïques, dans des si naturels qu’il projette à pleins poumons le temps d’un duo final extasié.
Là enfin le ténor rejoint sa partenaire sur les plus hautes cimes, celles d’une « Mamma morta » envisagée comme une lente ascension de l’ombre vers la lumière. Faut-il en admirer d’abord le contrôle du souffle, la splendeur du phrasé ou la science des couleurs ? Depuis le film Philadelphia, l’air fait figure de tube mais Anja Harteros est trop grande tragédienne pour réduire le personnage de Maddalena à cette seule page. Du début à la fin de l’œuvre, du marivaudage au sacrifice amoureux, la soprano par un chant constamment habité réussit l’exploit de donner une consistance et – mieux – une cohérence à un rôle aux contours psychologiques incertains.
Cette même recherche de vérité dramatique caractérise l’approche de Luca Salsi dont le « Nemico della patria », loin de la tentation du décibel, laisse entrevoir les tressaillements de l’âme. D’un geste, le baryton se défait de son nœud papillon pour gagner encore en liberté expressive et délivrer une interprétation justement ovationnée de son monologue. Mais là encore, Gérard ne saurait se résumer à son aria la plus fameuse, fut-elle éblouissante de santé vocale. Ce qui aujourd’hui place le baryton italien parmi les premiers de sa catégorie demeure sa capacité à investir émotionnellement ses rôles, par-delà l’excellence de la technique et l’éclat noir de la voix.
Sur scène, gestes et mouvements apparentent la soirée à une mise en espace bien plus qu’à une version de concert. Ce n’est pas là seulement un effet des représentations munichoises. Les personnages secondaires, brillamment croqués par Giordano en quelques mesures, sont tous investis avec suffisamment de relief pour exister. Ainsi, Doris Soffel, Comtesse de Coigny ô combien authentique ; ainsi Elena Zilio, poignante Madelon ou encore Kevin Conners, ténor de caractère suintant de vilénie en espion à la solde du pouvoir révolutionnaire.
Avec les chœurs et l’orchestre du Bayerische Staatsoper, Omer Meir Wellber dispose du meilleur des outils pour traduire les multiples climats d’une œuvre mouchetée de motifs sonores, moins vériste finalement qu’impressionniste. Ne pas se fier à sa gestuelle dansante et à l’ondulation du bassin imitée du hula hoop. Sa direction, subtile ou bruyante selon la situation mais toujours attentive à l’équilibre des volumes, pourrait faire changer d’avis ceux qui continuent de porter un regard trop sévère sur le chef d’œuvre de Giordano.