C’est un 4 juillet 1862 que fut conçue l’histoire d’Alice au pays des merveilles, publiée en 1865. Pour le cent-cinquantième anniversaire de ce livre mythique, Forum Opéra se penche sur les liens unissant Lewis Carroll à l’opéra.
Professeur de mathématiques à Oxford, immortel auteur d’Alice au pays des merveilles, Charles Lutwidge Dodgson (« Lewis Carroll » n’était qu’un nom de plume) était aussi un passionné de théâtre. Bien que grand amateur de Shakespeare, il dut attendre d’avoir 25 ans avant d’assister pour la première fois à un spectacle professionnel quel qu’il soit. Et c’est avec une représentation lyrique qu’il célébra ce baptême. En juin 1855, il quitta Oxford pour se rendre à Londres, où il vit Norma deux soirs de suite. Le 20 juin, au Theater Royal de Drury Lane, l’opéra de Bellini était suivi d’un ballet : il jugea la musique « délicieuse », mais le spectacle lui parut pauvre. L’héroïne était incarnée par une certaine Madame Arga, présentée comme une mezzo-soprano, mais qui chantait également le rôle-titre de Lucrèce Borgia à la même époque. Le 21, à Covent Garden, il entendit Giulia Grisi, mais seul le premier acte de Norma était représenté, suivi du Barbier de Séville avec Luigi Lablache.
Tout au long de sa vie, Dodgson devait assister à près d’une trentaine d’opéras, parmi lesquels Don Pasquale, La Fille du régiment ou Le Trouvère. Bien avant d’en avoir vu des exemples en scène, l’opéra italien faisait déjà partie de son imaginaire, puisqu’il avait conçu notamment une parodie intitulée La Guida di Bragia, drame lyrique pour marionnettes, d’après le Guide Bradshaw, l’indicateur des chemins de fer. On sait par ailleurs qu’il aimait particulièrement Offenbach, dont il vit quatre fois Madame Favart. C’est peut-être ce goût pour l’opérette qui le conduisit à s’adresser à Arthur Sullivan lorsqu’il commença à envisager une adaptation musicale d’Alice au pays des merveilles. En 1867, Dodgson assista à Londres à une représentation de Cox and Box ; deux ans plus tard, Sullivan allait rencontrer William Gilbert et de leur collaboration devaient naître les plus grands triomphes de l’opérette anglaise (dans les années 1880, Lewis Carroll alla voir plusieurs fois de suite des titres comme Les Pirates de Penzance, Patience ou Le Mikado). En 1877, alors que le tandem en était à peine à ses premiers succès, Dodgson contacta Sullivan pour lui demander de mettre en musique quelques-unes des chansons figurant dans le texte d’Alice, mais l’écrivain et le compositeur ne parvinrent jamais à s’entendre, essentiellement pour des raisons de copyright.
Dodgson eut également un échange de courrier avec un autre compositeur, Alexander Mackenzie, mais là encore, le projet tomba à l’eau. Très tôt, pourtant, l’idée d’adapter les chansons d’Alice était venue à plusieurs personnes. En 1870 et 1872, William Boyd proposa deux recueils de chansons, un pour chacun des deux livres d’Alice. En 1881, la compositrice Annie Armstrong contacta Macmillan, l’éditeur de Carroll, pour demander la permission de mettre en musique ces textes, et ses Songs from ‘Alice in Wonder-land’ furent publiées en 1885.
C’est finalement le 23 décembre 1886 que vit le jour, Alice in Wonderland : A Musical Dream Play, in Two Acts, for Children and Others, sur un livret dû à Henry Savile Clarke, mis en musique par Walter Slaughter. Malgré le succès critique et financier, Dodgson ne fut pas ravi. Après cette première musical comedy, bien d’autres adaptations légères virent le jour dans le monde anglophone, mais pour une authentique version opéra d’Alice, il allait falloir attendre plusieurs décennies, voire un siècle entier. On a pu ainsi voir fleurir une pléthore de version jeune public, dont deux toutes nouvelles seront proposées à Paris au cours de la saison prochaine.
Le 28 mai 2016, la Philharmonie de Paris accueillera une nouvelle Alice au pays des merveilles dans le cadre d’un « Concert en famille ». Musique commandée à Matteo Franceschini par l’Orchestre national d’Ile-de-France et la Philharmonie de Paris. « Guidés par un chef de chœur en guise de lapin blanc, de jeunes choristes travailleront régulièrement durant l’année pour interpréter, en concert avec l’Orchestre, une toute nouvelle partition des aventures d’Alice ». La mise en scène sera assurée par Edouard Signolet, également auteur du livret. Et en juin 2016, le Châtelet proposera wonder.land, « musical 2.0 » ou « opéra pop » dû au compositeur Damon Albarn, dont l’English National Opera avait accueilli en 2012 Doctor Dee. « L’héroïne de cette version contemporaine de l’histoire est la jeune Aly, malheureuse chez elle et à l’école, qui s’échappe dès qu’elle le peut dans le monde virtuel de wonder.land, un jeu en réseau dans lequel chaque participant se crée un avatar. Au sein de cet univers peuplé de personnages étrangement familiers, elle devient Alice, l’adolescente belle et courageuse qu’elle rêve d’être dans la réalité ».
Quelques Alices latines
En avril 1993, soit cinq ans avant le centenaire de la mort de Lewis Carroll, le Teatro Massimo de Palerme présenta Alice, opéra en 3 actes de Giampaolo Testoni, sur un livret de Danilo Bramati. Partant de Wonderland Variations pour orchestre composées en 1984, Testoni avait conçu l’idée d’une œuvre lyrique ambitieuse qui finit par voir le jour près de dix ans après et pour laquelle il déclarait s’inscrire dans la lignée du théâtre musical de Wagner et Strauss, avec une partition de trois heures, opulente et exigeant une formation orchestrale substantielle (les échos straussiens sont surtout flagrants dans l’écriture vocale). Sur le thème du voyage initiatique, le Chat du Cheshire servant de guide à l’héroïne, le livret mêlait allègrement les emprunts aux deux volumes, faisant se succéder des scènes tirées tantôt d’Alice au pays des merveilles, tantôt de la suite parue quelques années plus tard, De l’autre côté du miroir. A la création, dirigée par Daniele Callegari, le rôle-titre était interprété par la soprano Alessandra Ruffini. Palerme a d’ailleurs récidivé puisque, en novembre 2010, on put y voir une Alice nel paese delle meraviglie, composée par Giovanni D’Aquila, où Alice devenait carrément une fillette palermitaine. Dans cette partition pleine de citations, comme le livret d’ailleurs, tous les styles de musique étaient convoqués : Bruno Praticò, interprète du rôle de la Chenille, chantait notamment « Pasta Diva », parodiant l’air le plus célèbre du plus illustre des compositeurs siciliens.
En juillet 1995, l’Opéra National de Mexico proposa Alicia, opéra en deux actes, de Federico Ibarra (né en 1946), auteur d’une dizaine d’œuvres lyriques et déjà auteur d’une version opératique du Petit prince de Saint-Exupéry en 1988. Le livret de José Ramon Enriquez reprend les éléments principaux du premier des deux livres, mais fait malgré tout apparaître les frères ennemis Tweedledee et Tweedledum, rencontrés de l’autre côté du miroir. Dans cette œuvre à l’écriture tout à fait traditionnelle, Alice est un rôle parlé.
Alices anglo-saxonnes (et slaves)
Dès 1992, après le succès de The Black Rider, leur adaptation du Freischütz, Bob Wilson et Tom Waits refirent équipe pour une Alice également montée au Thalia Theater de Hambourg. Tom Waits déclarait alors : « Alice se compose de chansons d’adultes pour enfants, ou de chansons d’enfants pour adultes. C’est un maelström de rêves engendrés par la fièvre, un poème tonal, avec des chansons sentimentales et des valses, une odyssée dans le rêve et le non-sens ».
Le 4 septembre 2001, l’Opéra d’Amsterdam a créé un spectacle monté par Pierre Audi, avec du beau linge dans la distribution : Barbara Hannigan, Roderick Williams, Ning Liang, entre autres. La partition était due au compositeur russe Alexander Knaifel, élève de Rostropovitch né en 1943, qui déclarait : « C’est une œuvre musicale et philosophique totale. Tout ce qui m’est cher et tout ce qui compte dans ma vie a été incorporé à cette création ». Cette version non-narrative en 24 scènes mélange, là encore, les univers du Pays des merveilles et de l’autre côté du miroir.
En 2008, le compositeur australien Alan John compose un opéra de chambre intitulé Through the Looking-Glass (pour une fois, c’est le deuxième volet des aventures d’Alice qui est explicitement retenu). En mai 2015 vient d’être créé un autre opéra de chambre, Alice im Wunderland, de Johannes Harneit (né en 19653), commande de la ville de Gera, en Thuringe.
Rencontre de l’Occident et de l’Orient : Unsuk Chin
On sait que, dans les dernières années de sa carrière, György Ligeti rêvait de tirer un opéra d’Alice au pays des merveilles. Décédé en 2006, le maître n’en eut pas le temps, mais une de ses élèves releva le défi : Unsuk Chin, compositrice née en 1961 en Corée et vivant à Berlin, reçut ainsi une commande l’Opéra de Bavière. Unsuk Chin déclare s’être sentie d’autant plus libre qu’elle n’est pas issue de la culture occidentale et a donc pu puiser dans Alice les éléments qui lui parlaient (l’amour de Lewis Carroll pour les chiffres, notamment, qu’elle a transposé en structures rythmiques et en accords). L’orchestre inclut quelques percussions inhabituelles et a recours aux bruitages produits par bouteilles, réveille-matin, bouilloire, couteaux et fourchettes. Au texte carrollien, Unsuk Chin a décidé d’ajouter deux de ses propres rêves pour ouvrir et conclure l’œuvre : « Je voulais que le monde des rêves soit la réalité dans mon opéra ».
Son Alice in Wonderland fut créée à Munich le 30 juin 2007, sous la baguette de Kent Nagano, avec Sally Matthews dans le rôle-titre, et notamment Gwyneth Jones en Reine de Cœur ! Dietrich Henschel était le Chapelier Fou, rôle qu’il a par la suite repris dans la plupart des productions que l’œuvre a connues à travers le monde. Sumi Jo, la compatriote d’Unsuk Chin, aurait également dû en être, probablement dans le rôle de la reine, mais fut finalement écartée (voir notre interview). C’est à ce jour celui qui a connu le plus grand retentissement parmi tous les ouvrages lyriques inspirés par Lewis Carroll : l’œuvre a été donnée un peu partout en Europe et en Amérique, et dernièrement en version semi-scénique à Los Angeles et à Londres, en mars 2015.
Evidemment, on pourrait aussi évoquer les ballets tirés d’Alice au pays des merveilles, celui de Christopher Wheeldon récemment créé à Londres, et il se murmure que Philip Glass serait en train de composer lui aussi une Alice dansée et chantée (nous vous en dirons bientôt plus à ce sujet). Pour les autres mises en musique d’œuvres de Lewis Carroll, on pourra notamment se reporter à notre compte rendu du disque The Hunting of the Snark de Maurice Saylor.