Depuis sa création en 1871 au Caire, Aida est prétexte à moult débordements égyptologiques. Il a fallu rapidement investir des scènes immenses – arènes, stades … – pour accueillir la débauche de figurants en chendjit et d’obélisques dorés suscitée par le livret de Ghislanzoni et la musique de Verdi. Certains ont prétendu la partition intimiste pour s’essayer à des approches minimalistes, la dernière en date à Salzbourg cet été avec Anna Netrebko dans le rôle-titre. En vain. L’ouvrage veut de la pompe, du monumental et de l’accessoire. Point n’est besoin d’en convaincre Hugo De Ana. L’homme, connu pour ses mises en scène emphatiques, trouve là un terrain de jeu idéal. Dans un raccourci géographique et historique audacieux, les pyramides du Caire côtoient le temple de Louxor. Un rideau d’argent, martelé de hiéroglyphes, sépare chaque tableau. Des projections vidéo agrandissent des décors déjà démesurés. Des danseurs demi-nus, tour à tour esclaves et guerriers, envahissent le plateau dès le prélude. Prêtres et soldats, en cohorte décuplée par des miroirs immenses, défilent au pas. Une porte d’or et de pierres précieuses ferme les appartements d’Amnéris. Soutenue par des statues de plusieurs mètres, la stèle fatale évoque moins un tombeau obscur qu’une cathédrale. La scène du triomphe est évidemment triomphale. Tout cela pourrait paraître exagéré si l’interprétation musicale n’enfilait le même pardessus XXL.
C’est qu’il faut des titans pour rendre acceptable une vision aussi titanesque. Si Roberto Tagliavini, rossinien plus que verdien émérite, offre de Ramfis un portrait trop sage, si Violeta Urmana en Amneris impérieuse manque d’impact lorsqu’il lui faut assommer de notes graves ses adversaires, Grégory Kunde et Liudmyla Monastyrska trouvent là l’occasion de marquer de leurs empreintes gigantesques les rôles de Radamès et d’Aïda.
Faut-il encore s’étonner du parcours et de la longévité du ténor américain ? Rien ne lui semble aujourd’hui insurmontable. Pas même le ridicule de dreadlocks qui font du général égyptien, non un adorateur de Ftha, mais de Bob Marley. D’un « Celeste Aida » en forme de déclaration de guerre jusqu’au duo final, où la voix se risque enfin à d’immatériels piani, chaque note est pensée, assumée, projetée avec violence, sans concession, en accord avec la sauvagerie sur scène des danses imaginées par Michele Costentino.
En 2016, Paris découvrait ébahi Liudmyla Monastyrska dans ce rôle d’Aida. Faire trembler les lustres du Teatro Real est jeu d’enfant lorsqu’on parvient sans mal à emplir la Bastille. Bien qu’il faille s’accrocher plus d’une fois à son accoudoir pour résister aux coups portés, ce n’est pourtant pas la projection qui scotche mais, par contraste, l’émission d’aigus finement et longuement tracés sur le fil de la portée. Douce et véhémente à la fois, impérieuse et soumise, la soprano ukrainienne résoudrait la quadrature du cercle si la diction était moins confuse.
Dans le court rôle d’Amonasro, Gabriele Viviani ne lui cède en rien. La puissance hors du commun, les traits droits augmentés de cet élan pugnace qu’exige le chant verdien font du duo entre père et fille un combat de fauves à la vie à la mort. En roi d’Egypte, Solomon Howard expose un torse à faire pâlir de jalousie Samuel Ramey et une voix d’une autorité conforme à celle présumée d’un souverain.
A la tête d’un chœur et d’un orchestre déchaînés, Nicolas Luisotti tire les ficelles de ce qui s’apparente vite à une gigantomachie. Sa direction ne marche pas, elle court, elle bouscule, elle gifle, sans négliger les raffinements de l’écriture, mais en privilégiant l’urgence du drame, jusqu’à son issue fatale qui loin d’apporter la paix implorée par Amneris nous laisse cloué sur notre fauteuil, haletant, assommé et heureux.