Comment représenter le sublime ? Que faire pour donner corps à la poésie ? De quelle manière incarner l’instant et chercher à le retenir, alors que tout dans sa nature le rend évanescent et fuyant ? Ce sont à la fois les questions centrales du livret du Chevalier à la rose et les défis qui se présentent pour tout metteur en scène qui s’y attelle. Damiano Michieletto semble avoir trouvé la clé, et elle est d’une simplicité déconcertante : écouter la musique, et se laisser guider par elle. C’est donc d’abord l’élan sublime du prélude et des longues plages contemplatives du 1er acte qui donnent le ton, et le metteur en scène se met au diapason : superbe décor aux couleurs délicieusement accordées, présence de trois niveaux scéniques, en écho aux entrelacs contrapuntiques de la partition, figurants en nombre et en grandes tenues, Maréchale et Octavian aussi beaux qu’amoureux. Mais de même que la comédie et le grotesque ne tardent pas à surgir sous la plume de Strauss et d’Hofmannstahl, les gags pleuvent dès qu’Ochs est sur scène, et la comédie reprend vite ses droits. L’arrivée de la vache et des fermières vaut au public de La Monnaie un éclat de rire comme on n’en avait pas entendu depuis longtemps en ces augustes murs. Tout au long des trois heures trente de spectacle, Michieletto navigue avec aisance entre les deux tons de la partition, créant une osmose parfaite entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. Est-ce une conception « traditionnelle » de l’opéra ? On pourrait répondre par l’affirmative; surtout que l’Italien nous a habitués à des spectacles plus transgressifs (son Cav/Pag de La Monnaie en 2018 par exemple, ou son Guillaume Tell de Londres). On pourrait tout autant répondre non, en évoquant les idées qui ne manquent pas : le mari de la Maréchale apparaît à deux reprises. Loin du barbon qu’on s’imagine, c’est un homme d’une quarantaine d’années, portant plutôt bien mais rongé par les soucis, qui n’a d’autres défauts que de n’être plus aimé par sa femme. La présence de corbeaux (identifiés à la médisance?) au troisième acte est elle aussi une belle trouvaille. En bref, ce que Michieletto présente à Bruxelles est une sorte de synthèse idéale entre tradition et modernité, dont se détache quelque chose d’irrésistiblement apollinien.
S’il a été si facile au metteur en scène de suivre le sentier tracé par la musique, c’est que celle-ci rayonne de tous ses feux. Il faut citer en premier lieu Alain Altinoglu. Le directeur musical semble possédé par la musique de Strauss. Littéralement déchaîné (avec des grondements à la Antonio Pappano dans les grands déferlements sonores), il lâche la bride à son orchestre avec une générosité qui met parfois en péril l’équilibre avec les voix au I, mais qui devient parfaite dans les actes suivants, avec notamment un début d’acte II et une présentation de la rose qui sont à se damner d’ivresse sonore. La pâte orchestrale straussienne est là, avec ses miroitements, son infinie nostalgie, et son envie de ne jamais prendre congé. Les chœurs de la Monnaie sont parfaitement en place, malgré le fait qu’ils chantent la plupart du temps cachés.
@Baus/La Monnaie
On avoue avoir eu quelques doutes sur la Maréchale de Julia Kleiter, sur papier du moins. C’est que la chanteuse est très identifiée au répertoire classique, à la Flûte enchantée, à La Création de Haydn, à son beau CD Pergolèse avec Claudio Abbado. Tout cela est bel et bon, mais quel serait le résultat dans un rôle aussi ample ? Il est loin d’être déshonorant, à condition d’oublier un instant les grandes Maréchales du passé, de Schwarzkopf à Fleming. Puisqu’elle n’a pas leurs moyens, Julia Kleiter mise plutôt sur la couleur, qu’elle sait varier à l’envi, et le poids du mot, qu’elle rend plus intelligible que de coutume. Et quel physique parfait pour le rôle, quelle chevelure où l’on veut se perdre avec Octavian, quel maintien ! Son apparition au III, au milieu des turpitudes de l’hôtel de passe, est comme celle d’un ange sur terre, avec la complicité des éclairages sublimes d’Alessandro Carletti. Son Octavian est un peu en retrait : certes, il y a bien des choses intéressantes dans la façon dont Julie Boulianne phrase ses mélodies, et l’incarnation scénique est touchante, mais le volume est vraiment petit, et les ensembles où Strauss se complait à apparier les voix féminines s’en ressentent. Après tout, l’opéra est nommé d’apres Octavian, et c’est sans doute lui qui a la partie la plus longue. La tâche est d’autant plus malaisée que sa Sophie quitte bien vite ses habits de jeune fiancée timide pour croquer la vie à pleines dents. Liv Redpath s’impose très vite comme une des protagonistes majeures de la soirée, et son soprano cristallin peut monter en puissance pour montrer le courage et la détermination de ce petit bout de femme que rien n’effraie.
@Baus/La Monnaie
Quels que soient les mérites des interprètes féminines, c’est Ochs qui emporte la palme. Martin Winkler avait impressionné en Alberich à Madrid. Il change complètement de registre et compose un Baron de Lerchenau vulgaire à souhait, cauteleux, pervers comme peu (la façon dont il se lèche les doigts !), rappelant à qui veut l’entendre son illustre lignage, bref, un personnage aussi odieux que drôle, dans une composition qui force l’admiration. Le Faninal de Dietrich Henschel est « indigné » à souhait, et la voix un peu contrainte du baryton allemand, à ce stade de sa carrière, exprime bien le côté gourmé du personnage. Juan Francisco Gatell montre toute la santé bête qu’on est en droit d’attendre d’un ténor italien lorsqu’il est croqué par Richard Strauss. Il y a encore une myriade de seconds rôles, qui n’appellent que des éloges et contribuent chacun à la réussite du spectacle. Contentons-nous d’épingler Sabine Hogrefe, qui campe une Marianne à la fois nymphomane et fleur bleue, à hurler de rire.
Avec cette superbe proposition, la Monnaie rattrape le demi-flop de sa Dame de Pique en septembre, et entre de plain-pied dans sa nouvelle saison.