En 1921, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold fait découvrir à Prokofiev une pièce du dramaturge vénitien Carlo Gozzi : L’Amore delle tre melarance. Ce conte fantastique de 1761 s’inspirait déjà d’un conte écrit dans la première moitié du XVIIe siècle. Gozzi prend le contrepied d’un Goldoni, ancré dans son monde, pour un spectacle de masques. Théâtre de l’absurde, la réalisation, régie par ses propres règles, est hors normes, déjantée, dérangeante, farfelue s’employant aux excentricités provocatrices, dont le rire est souvent grinçant, acide. Plus encore que du comique de la Commedia dell’arte, nous sommes dans l’outrance, le grotesque et l’absurde. « Nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Vous êtes folle. – Comment savez-vous que je suis folle ?… » Ce n’est pas dans l’opéra, mais le livret aurait pu emprunter à Lewis Carroll, tant leurs univers sont proches. « Qu’on lui coupe la tête ! », d’Alice au pays des merveilles, fait place ici à l’usage de l’opium et des balles, à la mort de soif, à la pendaison, Ninette transformée en rat, le jeu – thème si cher à Prokofiev – les cartes : les parentés paraissent évidentes.
Anna Bernreitner (qui avait signé ici une surprenante Flûte enchantée, Tournez manèges) reste fidèle à ses principes comme à ses procédés. Et le sujet la motive au point de nous valoir une réalisation exemplaire, fourmillant d’idées, jamais gratuites, sans surcharge aucune, pour le plus grand plaisir de chacun. Enfant, néophyte, amateur ou spécialiste, chacun y trouve son compte et sort réjoui de cette fabuleuse production. Manfred Rainer et Hannah Oellinger signent le décor, unique mais changeant, et les costumes. Leur réussite est magistrale. Au centre de la scène tournante, un château façon Disney, avec quelques décors accessoires (pont-levis, armoire d’urgence, à usage multiples, Manneken Pis incongru mais judicieusement exploité…), une coursive encadre la scène, où les chœurs, mais aussi les chanteurs interviennent (ainsi, Fata Morgana observant à la lunette les évolutions des protagonistes). Une boîte à malices. Les costumes plus surprenants les uns que les autres, sont un régal, avec une adéquation idéale à chaque personnage, aux couleurs assorties (le vert des méchants). Les trouvailles abondent et réjouissent (les incroyables et adorables oranges, la perruque fumante de Fata Morgana, la circulation des coffres déversant leur contenu …). La direction d’acteurs, particulièrement soignée, n’appelle pas la moindre réserve (les princesses des oranges, mécaniques comme Coppélia, par exemple).
L’Amour des trois oranges © Simon Gosselin – Opéra national de Lorraine
Covid oblige, Dion Mazerolle, annoncé, a dû été remplacé au pied levé par Matthieu Lécroart, pour une prise de rôle, purement vocale, effectuée côté jardin, à l’avant-scène, une comédienne (Pénélope Driant) jouant le Roi de trèfle. Merci à eux, qui sauvent le spectacle. Ce Roi de Trèfle a l’autorité attendue, sa détresse, son émotion à la rébellion du Prince sont touchantes. Non seulement riche des individualités, la distribution trouve sa force à la faveur du travail d’équipe, exemplaire, harmonieux, rigoureux et déboutonné. L’abattage de Pierre Derhet (le Prince) fait forte impression, comme son aisance dans tous les registres, dans toutes les expressions. Le ténor héroïque confirme ses indéniables qualités vocales, mais aussi de comédien. Truffaldino, bouffon bondissant, ici androgyne, est incarné par Léo Vermot-Destroches, voix sûre et expressive, qui force l’admiration. Gigantesque, Patrick Bolleire incarne à merveille l’ogresse cuisinière, stupide. Tous les autres hommes se montrent à la hauteur des exigences de leur rôle. Le courtisan Pantalon, intime du roi, est confié au beau baryton, stylé, d’Aimery Lefèvre. Tomislav Lavoie, basse, nous vaut un Tchélio, sorcier de théâtre nuancé, sensible, dont l’autorité, même feinte, aurait pu être davantage soulignée. Léandre, premier ministre félon, est confié à Anas Séguin, voix bien timbrée et jeu remarquable. Benjamin Colin, belle basse, est Farfarello, le diable malfaisant. Le maître de cérémonie, Ill Ju Lee, artiste du chœur, tire son épingle du jeu en maître de cérémonie, malgré la brièveté de ses interventions.
Les femmes ne sont pas en reste. La Princesse Clarice est Lucie Roche, somptueuse contralto, aux graves profonds. Amélie Robins fait forte impression dès que Ninette se déploie de l’orange. Le soprano colorature est riche, puissant, coloré et ductile. Margot Arsane, nous vaut une superbe Sméraldine, comme Linette, voix sûre et bien conduite, jeu convaincant. Son costume – noir – dispense de toute connotation raciste (*) mais prive par là-même des oppositions dramatiques voulues par le compositeur. Lyne Fortin, soprano imposante et truculente, campe une Fata Morgana souriante, humaine bien que maléfique. On regrette de ne pas écouter davantage Anne Sophie Vincent, Nicolette de qualité.
Pierre Derhet (le Prince) © Simon Gosselin – Opéra national de Lorraine
Le prologue opposant les Tragiques, Comiques, Lyriques, Têtes vides et Ridicules donne le ton de cet Amour des trois oranges. Si on emprunte le prologue à l’opera seria, c’est pour le caricaturer avec radicalité, transformant les personnages en marionnettes stupides. Un grand bravo au chœur, le plus souvent atomisé en petits groupes, essentiel, à l’égal du chœur antique : ce soir, il se surpasse par son chant comme par son jeu et leur prestation est toujours claire, dynamique, intelligible, projetée. Sous la direction engagée de Marie Jacquot, l’orchestre de l’Opéra national de Lorraine, puissant, nerveux, incisif et coloré, nous régale. Pas un trait virtuose qui ne soit un bonheur. Evidemment les pages instrumentales, bien connues, sont exemplaires, mais on admire encore davantage la trame constante, tissée avec soin et art, qui va dialoguer avec les voix.
Une soirée mémorable, exceptionnelle, réjouissante, pour une authentique comédie musicale, radicale, sans concession, qui ferait oublier la richesse et la modernité de l’ouvrage.
(*) le livret en fait l’objet d’un mépris raciste « esclave, négresse… »… « L’orange est pourrie, la princesse en est sortie toute noire », devient « …toute vilaine ». Le texte de la production a supprimé ou amendé les répliques concernées. Toutes le références à la négritude de l’esclave Esméraldine ont disparu.