« Il n’y a point de désert si affreux que de vivre sans amis. » énonçait un certain Baltasar Gracian y Morales (merci le dictionnaire des citations). Pour célébrer ses vingt-cinq ans de carrière, Karine Deshayes a réuni autour d’elle une poignée de « friends », comme on dit depuis que Pavarotti a consacré l’expression au début des années 1990.
Comme toujours en de pareils événements, il y a celui qui fait faux bond au dernier moment : Philippe Jaroussky, souffrant – on ne saura pas finalement s’il aurait chanté Lakmé ou Malika dans le duo du jasmin.
Il y a les amis de toujours : Delphine Haidan, la partenaire attitrée, l’alter ego, la sœur, comme embarrassée d’occuper seule le devant de la scène le temps d’un « Litanei auf des Fest Allerseelen » privé de lumière malgré la clarinette incandescente de Pierre Genisson. Autre ami fidèle, Antoine Palloc, maître de l’art de l’accompagnement vocal qui tout au long de la soirée revient tel un leitmotiv, familier, affectueux, attentif dans les extraits de La Clemenza di Tito ou de Cosi fan tutte auxquels il apporte ce surcroît de sensibilité sans lequel l’adjectif divin ne pourrait être accolé au nom de Mozart.
Il y a l’ami égaré dans un répertoire qui n’est pas forcément le mieux à même de mettre en valeur ses indéniables qualités. La déploration funèbre de Fiesco choisie par Paul Gay était-elle la plus appropriée au contexte ? D’autant que le grave final, abyssal, ne peut à lui seul racheter certaines raideurs.
Il y a les boute-en-train, bienvenus dès qu’il s’agit de mettre un peu d’ambiance : Paul Gay encore, dans un numéro moins sévère, qui à la fin de « la ci darem la mano » emporte Karine Deshayes dans ses bras, ou Natalie Dessay se demandant si elle aurait pu imaginer un jour remplacer Philippe Jaroussky dans Lakmé, rôle qu’elle a définitivement marqué de son empreinte et dans lequel on est ému de la retrouver plus de vingt ans après. Sa transposition de « La Reine de cœur » de Poulenc en « Reine des bulles », clin d’œil à la boisson préférée de Karine Deshayes – le champagne –, est un des rares moments de la soirée où la fantaisie l’emporte sur le protocole.
Il y a les amis envahissants – André Cazalet dont le cor couvre la moitié de l’air de Valentine, « Parmi les pleurs… » extrait des Huguenots – et ceux qui sont à l’aise en toutes circonstances – Cyrille Dubois dont le duo de La Cenerentola confirme les affinités rossiniennes et l’air de La Jolie Fille de Perth la maîtrise de la diction française.
Il y a l’invité surprise, celui que l’on n’attend pas et qui surgit au moment des bis alors qu’on pensait le concert terminé. De Don José actuellement à la Bastille, Michael Spyres saute dans les caliges de Pollione tandis que Karine Deshayes rappelle, après Adalgisa, que Norma appartient désormais à son répertoire.
Puis il y a les amis que l’on est heureux de croiser mais dont on n’est pas certain de se souvenir de la présence dans quelques mois, dans quelques années, une fois le temps passé et avec lui, l’inévitable – et terrible – sélection opérée par la mémoire. Là est la limite de la soirée. On entre, on sort. Un numéro chasse l’autre sans laisser à l’interprète le temps d’installer une complicité avec le public. Tout va vite, trop vite. Les copains, c’est bien mais la reine de la soirée ne s’appelle-t-elle pas Karine Deshayes ? Sauf à penser que « mieux vaut être fou avec tous que sage tout seul » – autre citation fort à propos de Baltasar Gracian y Morales. Manquait justement ce soir le grain de folie.