Signe de son ascension fulgurante dans le club restreint des épigones des castrats, Bruno de Sá a droit ce soir au luxueux décor de la Galerie des Glaces à Versailles pour le passage francilien de sa tournée Roma Travestita, suivant la sortie de son premier album solo. Pas sûr qu’un tel décor soit un cadeau néanmoins, tant l’acoustique du lieu déforme les voix. De notre troisième rang privilégié, nous avons pu constater que le sopraniste était plus concentré que l’an dernier à la Salle Gaveau sur la puissance de son émission, durcissant au passage un peu plus son aspect métallique. Difficile pourtant de lui reprocher de vouloir être entendu sans trop de distorsion par des spectateurs étalés sur tant de rangées, et dont bien peu ont dû voir à quel point le regard du travesti était provoquamment fardé. D’autant que la maitrise bel cantiste du chanteur se trouve presque magnifiée par cette contrainte.
Sa solidité technique est réellement époustouflante : tenir 90 minutes de concert alternant des airs aussi exigeants, avec quelques rares passages purement instrumentaux pour seuls moment de repos, est une gageure que l’on ne saurait attribuer à la jeunesse ou à l’inconscience, tant son assurance technique saute aux yeux. L’émission est nette, précise, vive, ne laissant aucune place à l’approximation, tant et si bien que les quelques signes de fatigue qui se font jour dans le bis (« Son qual nave » de Broschi, il faut dire !) sautent aux oreilles par contraste. Ajoutez à cela l’étonnante ampleur d’une voix étouffée par le disque (comme pour son jeune collègue Orliński) qui en souligne surtout le coté perçant. Enfin l’acrobate ne recule devant aucune audace virtuose : écoutez ces variations filées à l’infini dans l’aigu pour « Senza l’amato ben » de Vivaldi, la longueur du souffle et la légèreté des trilles gazouillés dans « Non mi chiamar crudele » de Hasse, l’abondance des variations dans « Son qual nave » incluant bien sûr une interminable messa di voce à la reprise avec deux diminutions du volume et une sortie éclatant en feux d’artifice. Seules les notes rapidement piquées de Piccini le voyaient un peu plus précautionneux. Reste que l’on rendrait les armes devant un soprano femme capable de chanter sans tricher le « Furie di donna irata » dans lequel peu se sont aventurées malgré la voie ouverte par Joan Sutherland, alors pour un homme qui n’a pas renoncé à sa barbe l’exploit semble d’autant plus surréel.
L’autre atout du chanteur est de ne pas se limiter à jouer les robinets à suraigus : non seulement il sait en varier l’intensité, la largeur voire, à quelques moments, la couleur avec délicatesse (même si ses suraigus forte sont trop agressifs à notre goût), mais il explore aussi les ressources de son medium et effleure même joliment quelques graves. Notamment à travers l’ébouriffant « Vorresti a me sul ciglio » de Porpora (absent du disque mais qu’il devait envier à raison à sa collègue Suzanne Jerosme à Bayreuth), même si sa rage exulte davantage dans l’aigu que dans les vocalises agitées d’un medium un peu court. Moins qu’au disque malheureusement et on n’entend pas ce soir de nombreux airs qui l’émaillaient, dont le splendide canto di sbalzo du « Per noi soave e bella » de Vivaldi, les emportements dramatiques du « Vadasi pure a morte » de Conforto, ou le « Nell’orror di notte oscura » de Di Capua. Dommage pour ces dernier, seuls compositeurs encore oubliés aujourd’hui à nous avoir convaincu dans ce programme, car ni le caractère convenu de l’air d’Arena, ni celui trop platement répétitif de Cocchi ou assez monotone de Latilla (une exclusivité du concert néanmoins) ne souffraient selon nous la comparaison avec ceux de Scarlatti, Vivaldi, Porpora, Piccini et Hasse.
Là où le chanteur achoppe encore, c’est sur la profondeur de l’expression : toutes ses reprises sont variées musicalement avec une attention maniaque à ne jamais chanter deux fois la même suite de notes, mais on peine à y voir une intention psychologique. On n’entend pas encore d’évolution du personnage au cours de l’aria : la variation des notes peine à traduire une variation de l’affect. Les efforts sont là, toutefois l’acteur est trop vert pour Deidamia qui minaude plus qu’elle ne triomphe ou de la marquise Lucinda dont la rage manque d’ironie et de distance comique.
Pour l’accompagner, on a d’abord craint que les seulement 6 musiciens (chef au clavecin inclus) ne soient un écrin trop chétif. C’était sans compter, non seulement sur l’acoustique très réverbérée du lieu, mais surtout sur l’énergie débordante des musiciens du Pomo d’Oro, ensemble transfiguré sous la direction de Francesco Corti. Il faut dire que le chef a été suffisamment intelligent pour bien équilibrer la basse continue par rapport aux violons et alto, en lui accordant la moitié de l’effectif ! Ce à quoi on applaudit des deux mains : clavecin, théorbe, contrebasse et violoncelle, voilà une équipe à même de dérouler le tapis harmonique au-dessus duquel les aigus du sopraniste pouvaient caracoler. Et même sans lui, cette ouverture du Giustino de Vivaldi était confondante d’intensité et d’allant, jusque dans son troisième mouvement où les bras des artistes semblent tomber sur leur instrument avec autant de gaillardise maitrisée que les pieds de danseurs d’une bourrée paysanne à la cour.