Le lecteur ne se rend peut-être pas assez compte des dilemmes où sont plongés les rédacteurs de Forum Opéra au moment d’attribuer des cœurs à tel ou tel spectacle. Que faire quand on en attribuerait volontiers trois (au moins) aux chanteurs comme au chef, et disons deux (au maximum) au metteur en scène ?…
Dès le début de cet Eliogabalo mis en scène par Calixto Bieito, on sent qu’on n’a pas fini de soupirer (intérieurement) : sur scène, une structure métallique entourée de feuilles de plastique. Y sont projetées des images de mains faisant la cuisine, une soupe semble-t-il, et épluchant des légumes. Fin des images. Une main arrache les feuilles de plastique, celles d’Anicia Eritea : les cheveux en désordre, elle est en train de rajuster ses vêtements ; à côté d’elle, vautré sur un fauteuil, Eliogabalo, les pantalons baissés sur ses chaussures, reprend ses esprits. Ces deux-là sortent d’un moment de privautés, pour le dire euphémistiquement…
Siobhan Stagg, Yuriy Mynenko © Monika Rittershaus
Une famille dysfonctionnelle…
Dans un texte d’intentions, le metteur en scène fait valoir que, plutôt que la cour impériale de la Rome antique, on peut imaginer que l’histoire se déroule dans une famille de la bourgeoisie italienne, riche mais dysfonctionnelle… Il ajoute que le spectateur vient à l’opéra pour être surpris par quelque chose qu’il ne connaît pas…
A vrai dire, surpris, est-ce qu’on le sera ? Cette esthétique « porno-chic » à la Helmut Newton tient sérieusement du cliché passé de mode. Mais bon, admettons que c’est une famille dans le genre de celle de Théorème, où le désir circule dans tous les sens, le désir et aussi l’amour. Tout irait bien si la perversité polymorphe d’Eliogabalo, et les manigances de ses âmes damnées, son amant Zotico et sa nourrice Lenia ne brouillaient les cartes.
Un scénario-prétexte…
Synopsis : Eliogabalo viole Anicia Eritea, ce qui désespère évidemment son amant Giuliano, commandant de la garde impériale. Par ailleurs, Alessandro, cousin de l’empereur et son futur successeur, va se marier avec la belle Flavia Gemmira. Dont l’empereur décide de faire sa proie (ce sera en somme le ressort principal de l’intrigue), il sera pour cela aidé par son amant et sa nourrice. Cette nourrice, Lenia, jouée par un ténor travesti, est par ailleurs folle du corps de Nerbulone, serviteur très viril de l’empereur. Ainsi les valets contrefont-ils dans le registre comique les amours des puissants. Par ailleurs encore, le bel Alexandre est aimé à la folie par la jeune Atilia Macrina qui se languit pour lui. Alexandre l’éconduit gentiment mais avec constance, car il aime Flavia Gemmira d’un amour sincère.
Eliogabalo manigancera de réunir un Sénat de femmes, où dans la confusion générale (et Calixto Bieito ne manquera pas d’en rajouter) il tentera d’abuser de Flavia (d’ailleurs travesti en femme), mais Eritea surgira pour lui rappeler sa promesse de mariage d’après le viol (bien que ce soit Giuliano qu’elle aime, la vie n’est pas simple).
Le plan ayant échoué, Eliogabalo, toujours aidé par ses deux séides, aura l’idée d’un repas où Flavia serait droguée et Alessandro empoisonné, ce qui ferait coup double. Echec à nouveau. Tout cela entrelacé de diverses scènes de dépit amoureux, Alessandro reprochant à Flavia sa complaisance envers l’empereur, elle-même le soupçonnant de courtiser Atilia, etc. Or l’empereur ayant surpris Giuliano et Eritea chantant leur amour, voilà qu’il propose Eritea à Giuliano à condition qu’il lui offre sa sœur Flavia. Giuliano déclare préférer la mort à cette trahison.
David Hansen © Monika Rittershaus
Acte III : Les manigances du banquet ayant échoué lamentablement, tout le monde convient qu’il faut en finir et se débarrasser de l’empereur. Flavia et Eritea convainquent Giuliano de s’en charger. Par ailleurs l’empereur veut, lui, se débarrasser d’Alessandro. Flavia va piéger Eliogabalo en feignant de lui céder, mais Alessandro va surprendre ce duo d’amour et croire que Flavia le trahit. Puisqu’il en est ainsi, il va lui déclarer que c’est Atilia qu’il épousera.
Confusion générale des sentiments. Il est temps de conclure. L’assassinat aura lieu au cirque Maximus. Où l’empereur tentera de violer Flavia et sera décapité (en coulisses). Zotico et Lenia auront été poignardés aussi. Final : Alessandro devient empereur il épouse Flavia, Eritea pourra vivre son amour avec Giuliano. Les deux couples chantent leurs bonheurs parallèles dans un ultime quatuor (très beau) tandis qu’Atilia, renonçant à Alessandro, se met en quête d’un nouvel amour.
Mark Milhofer, Yuriy Mynenko, Joel Williams, Anna El-Khashem © Monika Rittershaus
… et des « scènes-à-faire »
Résumé (car vous avez vraisemblablement sauté les fastidieux paragraphes précédents) : tout cela est terriblement emberlificoté mais ne vise qu’un but : offrir à Cavalli des confrontations en tous genres, duos, trios, chœurs, scènes dansées, mais surtout récitatifs accompagnés, ariosos, lamenti, airs de fureur ou de vengeance, duos bouffes, parodies, etc. Dans la tradition de l’opéra vénitien dont Cavalli s’est fait l’un des inventeurs, sans doute le plus inspiré, et le plus subtil. Citons à ce propos Leonardo García Alarcón, qui s’en est fait le prophète et dont, soit dit en passant, la très belle lecture d’Eliogabalo, mise en scène par Thomas Jolly à l’Opéra Garnier en 2016, est disponible intégralement sur internet et mérite, ô combien, d’être regardée :
« La douceur des neuvièmes, la colère des quartes, les sons sourds que provoquent les sixtes, le sentiment de paix que laisse une tierce derrière elle, l’audace perspicace d’une seconde, le tourment d’une septième diminuée, le repos d’une septième mineure et le pouvoir de conviction d’une octave nous montrent déjà l’univers absolument unique des couleurs des intervalles dans les œuvres de ce grand génie de l’art occidental qu’est Francesco Cavalli. »
Anna El-Khashem, Yuriy Mynenko, Benjamin Molonfalean © Monika Rittershaus
La dernière partition connue de Cavalli
Est-ce qu’on nous permettra encore une digression ? L’Eliogabalo que nous connaissons aujourd’hui ne fut jamais joué du temps de Cavalli. Par chance il ne fut pas perdu, mais il fallut attendre 1999 pour qu’il soit enfin créé.
Prévu pour être représenté au Teatro SS. Giovanni e Paolo durant le carnaval 1667-1668, il fut annulé presqu’à la dernière minute, et le librettiste Aurelio Aureli fut sommé d’écrire un nouveau libretto que mit en musique un compositeur de vingt-sept ans, Giovanni Antonio Boretti, évidemment moins expérimenté que Francesco Cavalli qui avait soixante-cinq ans et une trentaine d’opéras à son actif. Par chance, les deux partitions ont été conservées. Mais si l’opéra de Boretti fut donné dans une huitaine de villes importantes d’Italie pendant la décennie suivante, celui de Cavalli resta dans ses tiroirs, jusqu’au moment où il le confia à Biblioteca Marciana de Venise, dans le dessein sans doute qu’il soit transmis aux générations futures.
On ne connaît pas l’auteur du livret initial. Aureli le dit « produit par le talent d’une personne déjà décédée, orné des bijoux multicolores d’une plume savante de Venise » – manière fleurie de se dissimuler lui-même ? Allez savoir.
Une musique jugée dépassée ou des Jésuites en embuscade ?
Pourquoi cette annulation ? Considéra-t-on la musique comme dépassée ? L’hypothèse est vraisemblable : l’opéra suivant de Cavalli, Massenzio, dont il ne reste ni livret ni musique, ne fut pas représenté non plus, parce que « manquant d’ariettes virtuoses » (mancante di briose ariette), donc restant dans la lignée de Monteverdi, dont Cavalli avait été le disciple et l’assistant.
À moins que ce fût l’audace du livret ? Non pas que les turpitudes sexuelles évoquées eussent de quoi effaroucher (les ambiguïtés de genre étaient l’un des piliers de la dramaturgie vénitienne). En revanche, l’assassinat d’un souverain, aussi pervers et devenu oppresseur soit-il, mais restant légitime, n’était pas acceptable selon la doctrine des Jésuites (revenus à Venise en 1657 et favorisant une manière de retour à l’ordre religieux et culturel). Et il est de fait que le nouvel Eliogabalo, où l’empereur se repent de ses crimes et n’est pas assassiné, sera donné au collège jésuite de Parme.
En tout cas, il faudra donc attendre 1999 pour qu’Eliogabalo retrouve la lumière (à Crema, ville natale de Cavalli), avant qu’il ne soit repris à Bruxelles (par René Jacobs et Vincent Boussard en 2004) puis au Palais Garnier en 2016 comme évoqué plus haut.
© Monika Rittershaus
Un érotisme un rien sordide
Si Thomas Jolly, avait opté pour une manière d’antiquité très design, et adornée d’éphèbes gracieux, Calixto Bieito opte pour une esthétique brutaliste et très sexualisée (le livret ne parle pas d’autre chose). Ainsi une bonne partie du premier acte se déroule-t-elle dans un lieu obscur qui, avec ses piliers de béton, et ses plafonniers glauques, évoque les dessous d’une bretelle d’autoroute, reconvertis en lieu de drague où errent des silhouettes masculines d’abord en smoking, puis torses nus, bretelles tombant sur les pantalons (c’est une mise en scène qui déshabille volontiers les hommes, et d’ailleurs Zotico, amant ou ex-amant de l’empereur, passera l’essentiel du deuxième acte dans le simple appareil d’un boxer (spoiling : il ne l’enlèvera pas). Alessandro sera adorné quant à lui de perles et d’une couronne. Quant aux trois dames, elles portent des tailleurs ou des robes assez vivement colorées, très Balmain des bonnes années. L’empereur, quand il n’est pas dépoitraillé, porte un manteau de fourrure de barine. Quant à la nourrice, elle évoquerait assez une gouvernante anglaise, genre Downton Abbey.
Le mystère des palmiers en plastique…
La scène la plus déconcertante (disons !) sera celle du Sénat féminin, vaste conque de boiseries claires où siège une douzaine de figurantes en twin-set ou en tailleur, qui à l’incitation d’Eliogabale (lui-même en tailleur bleu électrique et longue perruque auburn) se retrouveront en soutien-gorge et culottes et caressées-frôlées de façon assez insistante par le beau jeune homme en caleçon.
La fin de la scène tournera au délirant quand la nourrice-gouvernante-entremetteuse commencera à envahir le plateau de palmiers de plastique en pots qu’elle charriera depuis la coulisse (pourquoi ???), puis cela tournera au crêpage de chignons généralisé, toutes ces dames se précipitant sur la malheureuse Flavia Gemmira.
…et celui des nouilles chinoises
Le même décor servira de fond à la scène du banquet : tous les convives face au public sur leur petites chaises se verront offrir des boites de nouilles chinoises… Les pressentant empoisonnées, ils se garderont bien de les manger, mais s’en feront des boucles d’oreilles, des colliers, de fausses perruques dégoulinantes ou s’en caresseront voluptueusement (Zotico) avant de se coiffer des boîtes comme de petits chapeaux… La décadence de l’empire romain vue sous l’angle dune cantine d’école primaire hors de contrôle…
© Monika Rittershaus
Il va sans dire que l’on s’étreint, se frôle, se titille beaucoup. Eliogabalo chante son premier air, « Sereni pensieri », la main dans la braguette de Zotico, et tout de suite après, en miroir dirons-nous, la nourrice Lenia réchauffe avec enthousiasme celle de Nerbulone qui l’intéresse vivement. Un peu plus tard, elle le chevauchera avec détermination et l’on verra aussi Atilia Macrina essayant de lutiner le réticent Alessandro.
Tout cela ne fait de mal à personne. Ce qui met plus mal à l’aise, et beaucoup, c’est le quasi-viol de Flavia Gemmina par l’empereur, le collant descendu, la main sous la jupe, scène éprouvante, où si rien n’est vraiment montré, tout est suggéré avec violence.
On verra ensuite Alessandro rechausser la jeune femme et l’aider à se rajuster, comme pour lui rendre une dignité bafouée. Il est juste de dire qu’Ania El-Khashem aura atteint là un sommet d’expression, d’incarnation douloureuse, de sincérité dans le désespoir, tandis qu’Eliogabalo chantera une de ses plus belles arias : « Alba, deh, rugiadosa, vieni a imperlar le contentezze mie ». Scène puissante, scène sidérante.
Calixto Bieito a parfois des trouvailles contestables (à nos yeux), mais cela ne lui enlève rien de ses qualités de directeur d’acteurs, saisissantes dans de tels moments, ni de son talent à emmener ses chanteurs vers leurs derniers retranchements. Alessandro, dans son arioso, « Misero e spiro » qui viendra juste après, atteindra au déchirant, montant à des notes hyper aiguës, presqu’inhumaines, artificielles, d’ailleurs pas forcément agréables, mais qui mèneront l’émotion à un paroxysme, avant que David Hansen n’achève cette séquence par un son filé infini.
Yuriy Mynenko © Monika Rittershaus
On signalera encore la lente descente des cintres d’un colossal toro très espagnol auquel Eliogabalo fera force câlins, l’animal incarnant bien sûr la sexualité dans ce qu’elle peut avoir de plus résolu, mais aussi pour un Espagnol comme le metteur en scène une mort fatidique et ritualisée.
Mais on l’a dit, le plus convaincant, c’est la musique
On saluera d’abord l’orchestre La Scintilla tout en rebonds, en accents, en sève, en saveur, très solidement appuyé sur les basses avec de belles nuances fauves des bois baroques, et une direction nerveuse (les brefs épisodes dansés sont d’une pulsation irrésistible) de Dmitry Sinkovsky, qui dirige d’ailleurs violon à l’épaule l’un des plus beaux lamenti d’Alessandro, l’aria « Misero così va chi fedel t’adorò » à l’acte I. Le même chef s’offrira une autre coquetterie au tout début de la deuxième partie : celle de défaire son chignon, de secouer ses longs cheveux (« Wow ! » dans les hauteurs de la salle) et de chanter d’une voix de contre-ténor, haut perchée mais jolie dans sa ténuité, une aria fameuse de Cavalli, « Dammi morte o liberta », succès garanti avant qu’il ne refasse son chignon et ne reprenne le cours des choses.
Au premier plan Yuriy Mynenko et Mark Milhofer © Monika Rittershaus
À l’empereur, Yuriy Mynenko offre, non seulement une présence physique solide, très charnue-charnelle, mais aussi une voix de contre-ténor qui ne l’est pas moins, une voix qui possède à la fois de l’épaisseur et de la souplesse, avec l’ardeur qu’il faut à ce personnage puissant et voluptueux. Il enchaîne les lamenti, tous plus beaux les uns que les autres, « Sereni splendori », « Deliri soavi », etc. tous à peu près bâtis sur le même plan, et toujours des vers de sept pieds, avec le même rayonnement et la même plénitude,
À sa victime préférée, Flavia Gemmina, Anna El Khashem apporte, non seulement une urgence, quelque chose d’électrique, de violent, y compris dans le désespoir, mais surtout une implication qui semble la pousser jusqu’aux limites de ce qu’elle peut donner, avec un soprano très projeté, où jamais ne se perd le contrôle du son (les vocalises restent impeccables), même quand le personnage semble frôler l’hystérie.
© Monika Rittershaus
Beth Taylor, foudroyante
L’une des voix les plus subjuguantes, c’est celle de Beth Taylor. Impressionnante de graves, de solidité, de rondeur, de puissance dramatique, elle donne au personnage de Giuliano une manière d’évidence, alors qu’évidemment, c’est un rôle travesti. Son lamento « T’inganni, pensiero » très riche de son, très plein, est superbe de pathétique. L’onctuosité du phrasé dans les moments de tendresse amoureuse, la fusion des timbres et des lignes vocales dans ses duos avec Anicia Eritea, tout cela est magnifique. L’ambiguïté vocale y redouble l’ambiguïté sexuelle. L’incertitude, le décalage, l’irréalisme sont évidemment au cœur de l’esprit baroque, et on ne peut qu’être troublé à entendre ces deux voix de femmes qui s’entrelacent.
L’autre personnage héroïque, c’est Alessandro, interprété par un contre-ténor. Comme on l’a dit plus haut, la voix de David Hansen, quand il monte très haut, frôle parfois le strident (mais ces notes aigres sont intéressantes d’un point de vue dramatique, et dans ses airs de déploration). En revanche, on ne peut qu’admirer sa ligne de chant, le brio des ornementations, et un brio infatigable. Son duo amoureux avec Flavia est l’un des grands moments de la partition, et ils sont bien beaux, tous deux enlacés.
Anna El-Khashem, David Hansen © Monika Rittershaus
Au chapitre des voix graves, il faut nommer le tonitruant Nerbulone de Daniel Giulianini, dont la voix bronzée, d’une puissance et d’une solidité héroïques, ajoute à l’ironie des scènes amoureuses bouffes entre lui et la nourrice dessinée par un Mark Milhofer déchainé ! Ce rôle d’intrigante de comédie shakespearienne, il le dessine à grand renfort d’humour et de second degré, un rôle dont la virtuosité, les vocalises et ornements en tous genres, n’ont évidemment rien qui puisse effrayer un ténor qui a tout chanté, mais qui semble avoir plaisir à en faire un numéro pittoresque, se troussant jusqu’aux cuisses sur la moto où l’entraînent le metteur en scène et le jeune Zotico.
Joel Williams, Mark Milhofer © Monika Rittershaus
Joel Williams est un ténor que dans un autre répertoire on dirait di grazia. C’est une voix toute en finesse, et un chant élégant, toujours un peu dans l’ombre du ténor de composition qu’est ici Milhofer. Le reste du temps il joue avec élégance les objets sexuels languides, prenant de son maître des leçons de cynisme.
Les trois dames
Le trio féminin a la chance de s’appuyer sur deux chanteuses aux voix capiteuses et très intenses. Sophie Junker prête beaucoup de sincérité au personnage touchant d’Atilia Macrina, jeune femme éternellement déçue, quand elle supplie Alessandro de l’aimer, « ma giovinil bellezza ch’ancor di latte sa non ha velen – ma jeune beauté sent encore le lait », avant de se déshabiller et de s’offrir à lui (il se refusera), mais dans sa grande scène du deuxième acte, l’arioso « Vanne, o scoglio animato », suivi de l’aria « Servi e soffri mio core », sa noblesse d’accent, la beauté des phrasés colorent d’une profonde humanité ce personnage blessé, qui un peu plus tard se déchaînera dans une scène « des cravates » aussi absurde que celle des palmiers…
Sophie Junker, Anna El-Khashem, Siobhan Stagg © Monika Rittershaus
Quant à Sioban Stagg (Anicia Eritea), séduite et abandonnée, ou plutôt violée et jetée, on la verra constamment digne avec son chignon banane et sa robe verte, après l’avoir découverte au lever de rideau dans les troubles et les bouleversements de la chair (coupable).
Elle sera particulièrement émouvante notamment dans son duo avec Giuliano au deuxième acte, un lamento à deux, comme elle le sera dans le tableau final : si, durant la seconde partie du spectacle, Calixto Bieito se sera fait plus discret, laissant Cavalli s’exprimer, il reviendra tout à la fin. De la fosse d’orchestre, montera une grande cage en grillage, où sera précipité l’empereur déchu, ridicule dans la robe blanche de son mariage grotesque avec Zotico. Alors s’élèvera le sublime quatuor final « Pur ti stringo, pur t’annodo », égal en beauté avec le « Pur ti miro » du Couronnement de Poppée, dont on estime, non sans raisons, qu’il est de Cavalli.
Pas de tête coupée, mais dans le silence et le noir, un simple sanglot. Émis par cette incarnation du mal qu’est Eliogabalo, pour lequel, comme le dit Calixto Bieito, on éprouve paradoxalement à la fin une manière de compassion.
Yuriy Mynenko © Monika Rittershaus