Tandis qu’à Bruxelles, « on purge Bébé » – l’opéra posthume de Philippe Boesmans à l’affiche de La Monnaie jusqu’au 29 décembre –, à Anvers on purge Verdi. Sous prétexte d’insuffisance dramatique, Ernani a été revu, corrigé et amputé notamment de ses récitatifs. Déclamés par Johan Leysen, des textes supposés poétiques de Peter Verhelst, un écrivain belge d’expression néerlandaise, se substituent à des pans entiers de musique. L’idée sur le papier paraîssait discutable ; à l’usage elle s’avère désastreuse. Que d’inconséquence et d’inconsidération derrière cette entreprise de déconstruction.
Inconsidération du compositeur taxé de faiblesse alors qu’il fourbissait les armes de sa gloire – Ernani montre comment Verdi déjà s’attelle à réformer l’opéra italien en écourtant justement les récitatifs pour commencer d’envisager les numéros sous forme de scènes au lieu de pièces fermées. Inconsidération de l’œuvre coupée dans son élan, démembrée, désarticulée, dépouillée de sa cohérence narrative. Inconsidération de la partition réduite à un vaste pot-pourri, spoliée de sa logique harmonique et tonale. Inconsidération du public que l’on prive pour beaucoup de la découverte intégrale d’un opéra peu représenté. Inconsidération des chanteurs enfin, cueillis à froid par des airs dont on connaît la difficulté sans que la voix ait bénéficié de la préparation offerte par le récitatif. Quel saccage, quel gâchis aussi car beaucoup de conditions étaient réunies pour un spectacle d’exception.
© Annemie Augustijns
Julia Jones – qui a participé au jeu de massacre – dirige les forces de l’Opera Ballet Vlaanderen avec la vigueur requise par une œuvre de jeunesse irriguée de sève risorgomentale. L’orchestre ne dispose pas d’une palette de couleurs et de nuances infinies ; le chœur n’est pas toujours en mesure ; mais que d’efficacité, que d’exultation et d’exaltation dans cette lecture sur le vif d’où saillit le tempérament impétueux du compositeur et jaillit le bouillonnement musical de son inspiration. A l’exemple du Trouvère, il y a dans Ernani matière mélodique à plusieurs opéras.
Jeune ténor italien longtemps précédé d’une réputation flatteuse, Vincenzo Costanzo dissipe comme nous étions plusieurs à le craindre*, les trésors d’une voix lyrique dans des rôles trop dramatiques, Pinkerton, Cavaradossi, Gabriele Adorno… L’énergie scénique est louable mais Ernani paye les conséquences de ces choix prématurés. Le chant exagérément ouvert renie toute filiation belcantiste pour violenter la ligne et atteindre l’aigu au prix d’effort et de tensions pénibles à l’oreille.
Leah Gordon transforme Elvira en walkyrie, la voix acérée, dépourvue de vibrato, écartelée entre des registres trop dissociés. Pourtant cette vierge guerrière après avoir surmonté l’épreuve de « Ernani involami » se montre capable à la fois de subtilité dans les quelques instants élégiaques et de véhémence lorsqu’il lui faut couronner les ensembles de notes lancées comme des javelots par-dessus la mêlée sonore.
Andreas Bauer Kanabas prête à Silva une authentique voix de basse verdienne, longue, liée, terrible sans excès de noirceur. Noblesse rime avec autorité quand dans la scène finale une inflexibilité souveraine confère au vieillard acrimonieux la stature du Commandeur.
La palme revient cependant à Ernesto Petti, jeune baryton italien – 36 ans – dont la silhouette athlétique, le cheveu clair, la chaleur du timbre, une certaine âpreté aussi, pourraient laisser croire à des origines slaves. Don Carlos, comme ses partenaires, pâtit de l’adaptation de la partition qui le projette subitement dans la lumière sans que la voix ait eu le temps de s’échauffer. Mais le chanteur peu à peu trouve ses marques jusqu’à incendier le finale du troisième acte – interrompu pourtant par un poème dont le sens échappe. Là, en dépit de quelques fragilités, s’imposent la maîtrise du cantabile dans « Oh de’ verd’anni miei » puis, après une scène de lutte sauvage avec Ernani, les accents glorieux de « Oh sommo Carlo » porté par le souffle, brandi comme un étendard, égal, puissant, superbe.
A la mise en scène, Barbora Horákova Joly réussit à renouveler constamment son propos, surprendre toujours, séduire souvent, agacer parfois lorsque l’approche lorgne vers le Regietheater – le cœur sanguinolent du tableau final dont le battement ajoute à la partition une dimension bruitiste que Verdi n’avait pas imaginée. Le dispositif scénique s’appuie sur des plates formes rétroéclairées qui glissent sur le plateau, se rejoignent où se disjoignent selon les situations. L’usage de la vidéo engendre des images à la poésie aisément déchiffrable. Bien que fragmenté, le récit demeure lisible, ses enjeux tangibles. D’où la question qui survient à chaque fois que le récitant interrompt le cours de l’action : mais pourquoi diable avoir gaspillé tant de talents en massacrant à la tronçonneuse l’opéra de Verdi ?
* voir compte rendu de Luisa Miller A Madrid en 2016 ou Madama Butterfly à Francfort en 2022