Ce n’est pas le dernier enregistrement d’Alan Curtis que publie aujourd’hui Deutsche Harmonia Mundi, puisqu’il date de mai 2012 et que doit encore paraitre le Demofoonte de Gluck gravé en novembre 2014. En revanche, « Mitologia » est son ultime hommage à un compositeur qu’il vénérait peut-être plus que tout autre : « Handel is the greatest opera composer, ever » confiait-il à la romancière et mécène Donna Leon qui prend ici brièvement la plume pour raconter sa rencontre avec le pionnier de la musique ancienne. Même si, paradoxalement, Alan Curtis semble avoir trouvé plus facilement la clé du théâtre de Gluck, il ne l’abordera au disque que tardivement, en 2008 (Ezio), alors qu’il livrait, dès 1978, la première intégrale philologique d’un opéra de Haendel, Rachel Yakar et René Jacobs dominant la distribution de cet Admeto entré dans la légende. Quinze titres se succéderont au gré d’une impressionnante discographie également jalonnée de plusieurs récitals qui témoignent, à l’image du passionnant « Hidden arias », de sa connaissance extraordinairement approfondie de l’œuvre du Saxon.
Avec la mythologie gréco-romaine pour fil rouge, bien des parcours sont possibles dans le vaste dédale du corpus haendélien et celui emprunté par Alan Curtis évite, hormis « Where shall I fly ? » (Hercules), les monuments célèbres pour privilégier des sites moins courus, quoiqu’ils aient parfois un air de déjà vu, cette promenade s’apparentant alors à un jeu de pistes dont le chef devait certainement se délecter. Ainsi, d’Atalanta (1736), il ne retient pas la fameuse cavatine de Méléagre « Care selve », mais jette son dévolu sur le gracieux duo pour sopranos créé par Anna Strada del Pò et Gioacchino Conti « Caro, nel tuo bel volto », inséré à la dernière minute et qui, sans doute pour cette raison, reprend le matériau mélodique de « Se teco vive il cor » dans Radamisto. Nous ne pensions pas connaître la sérénade Parnasso in festa (1734), or il nous semble avoir déjà entendu la plainte d’Orphée « Ho perso il caro ben » ; de fait, il s’agit de la sicilienne angoissée de Joad dans Athalia. Nous ignorions jusqu’à l’existence même de la cantate « Echeggiate, festeggiate numi eterni » (1710), que Haendel composa peu après son arrivée à Londres ? Pourtant, une page comme « Non più barbaro furore » nous est familière, et pour cause : dans ce duo de Minerve et Jupiter affleure le souvenir prégnant du numéro final de la cantate romaine Aminta e Fillide. Quant à l’air de Cupidon « Come Zephyrs, come », abandonné avant la première de Semele, il serait une découverte si nous ne l’avions déjà écouté, habillé de paroles nouvelles et placées dans la bouche d’Iole (Hercules).
Alan Curtis s’est vraisemblablement fait plaisir et a posé des choix éminemment personnels. Il ne s’est pas focalisé sur des tubes vendeurs et n’a pas non plus visé la rareté à tout prix, sans quoi il aurait pu, au lieu d’aborder une œuvre aussi souvent fréquentée de nos jours qu’Apollo e Dafne (1706), s’approprier Venus and Adonis, une cantate largement méconnue, qui n’a encore été enregistrée qu’une seule fois et dont il aurait, n’en doutons pas, comblé avec soin les lacunes de la partition autographe. Emblématique du climat langoureux où évolue Apollo e Dafne, la voluptueuse aria « Felicissima quest’alma » avec hautbois solo et cordes en pizzicato ménage une plage de sérénité après la folie de Déjanire et la réplique impérieuse de Sémélé congédiant brutalement Jupiter (« No, no, I’ll take no less »). A l’instar de la houleuse aria de Calliope « Già le furie vedo ancor » (Parnasso in festa) sur laquelle débute un programme habilement troussé, ces purs moments de théâtre ont avant tout besoin de forts tempéraments et ils se trouvent, en l’occurrence, magnifiquement incarnés par Romina Basso et Christiane Karg.
Un monde sépare, faut-il le dire, le contralto d’Orphée (Parnasso in festa) du soprano ailé de Sémélé, mais son bas médium a du corps et Christiane Karg phrase admirablement la plainte du demi-dieu, amplifiée dans le Da Capo par un chœur (non crédité par l’éditeur) que Haendel substitue au soliste mais auquel les musiciens renoncent volontiers, à l’image de Fabio Biondi en studio (Opus 111) ou d’Andrea Marcon en concert à Amsterdam le 12 novembre prochain. Il faut entendre comment le soprano bavarois interrompt, à plusieurs reprises, la supplique de Thésée et réussit en trois mots à animer la querelle des amants (« Bell’idolo amato/deh taci crudel », Arianna in Creta), épousant l’extrême versatilité de l’héroïne, hostile, puis troublée et finalement attendrie. La voix n’est pas exempte de certaines duretés (« Voglio amare infin ch’io moro », Partenope) et le chant pourrait gagner en sensualité, en séduction (« Felicissima quest’alma »), mais le naturel de l’interprète nous désarme, en particulier dans la nostalgie ambiguë de « Come Zephyrs, come » où certaines intonations rappellent Lynne Dawson. Applaudie à Lille en 2011 (The Rake’s Progress), deux ans plus tard à Anvers puis au TCE (Der Rosenkavalier), Christiane Karg retrouvera la salle parisienne au printemps 2017 pour endosser cette fois le rôle de Ginevra dans Ariodante.
Romina Basso a beaucoup d’allure en Jupiter et son air de triomphe (« Echeggiate ») tient toutes ses promesses, mais elle nous surprend aussi là où, à dire vrai, nous craignions qu’elle en fasse trop, à savoir dans la grande scène de Déjanire (« Where shall I fly ? »). Or, aucune surcharge, aucun maniérisme ne vient desservir une interprétation tout en nuances où l’émotion s’avère justement dosée, pour ne pas dire contenue jusqu’à l’explosion finale, cadence survoltée. L’effroi est sans doute moins palpable que chez Joyce Di Donato, le récit moins fébrile, mais il rivalise de subtilité avec celui d’Anne Sofie Von Otter (découvrez les variations d’éclairage sur « Hide me from their hated might »). Les trois duos qui réunissent Christiane Karg et Romina Basso bénéficient de ces couleurs complémentaires qui faisaient défaut au florilège, du reste trop lisse, de Patricia Ciofi et Joyce Di Donato (« Amor et gelosia », Virgin) quand leur complicité évoque plutôt celle de Karina Gauvin et Marie-Nicole Lemieux, accompagnées elles aussi par Alan Curtis sur le somptueux « Streams of pleasure » (Naïve). Avec de tels gosiers, Jupiter et Minerve ont vite fait d’éclipser nymphe et berger de l’Arcadie (« Non più barbaro furore ») pour offrir au disque une véritable apothéose.