En 1875, Jacques Offenbach, réfugié à Saint-Germain, panse ses plaies. Le Second-Empire l’a entrainé dans sa chute cinq années auparavant à Sedan. Accusé d’avoir contribué par l’ébriété de sa musique à la débâcle de la France, ignominieusement attaqué sur ses origines allemandes et sémites, criblé de dettes, le compositeur ne doit son salut qu’à une proposition, jugée au départ saugrenue puis finalement acceptée contre l’avis de sa famille : une tournée en Amérique. Le montant de la rétribution a triomphé de toutes les réticences. Parti de Paris le 21 avril 1876, il rentrera quatre mois plus tard, renfloué, ragaillardi, prêt à entreprendre la composition des Contes d’Hoffmann ; et l’on peut supposer sans trop faire œuvre d‘imagination qu’il a puisé à la source pionnière de la jeune Amérique l’énergie nécessaire pour composer ce qui deviendra un des opéras français les plus joués au monde.
Sur la suggestion de son épouse, Herminie, il tire de ses lettres et notes rédigées durant le voyage un journal de bord où il se jure de parler le moins possible de lui (sic). Anecdotes, témoignages, impressions amusées et réflexions faussement candides se mêlent en un joyeux tohu-bohu que Jacques Offenbach a tenté d’organiser en chapitres plus ou moins chronologiques et thématiques.
Derrière la description d’un pays, de villes et de coutumes que le temps a balayé de son bras dépuratif, c’est l’homme que l’on découvre, non à travers le prisme inévitablement déformant de la biographie mais à la racine turgescente de l’âme – si tant est que l’écriture soit le reflet de cette dernière. Offenbach fripon (« Chose étrange pour le Parisien dépravé qui aime à suivre les femmes, personne à New York, ou dans toute autre ville des Etats-Unis, ne se permettrait d’emboîter un pas significatif derrière une jeune Yankee ») ; Offenbach bouffon (« On peut entrer dans un hôtel aussi peu vêtu qu’Adam avant la pomme. ») ; Offenbach épicurien (« L’Amérique est bien le pays des libertés. On n’y peut creuser un trou sans déranger toute la hiérarchie gouvernementale ; mais en revanche, on y circule librement, on s’y marie librement, on y mange librement. Par exemple, il y a une restriction bien triste à constater au milieu de cette abondance de libertés, c’est qu’on n’y boit pas tous les jours librement ») ; Offenbach grinçant (« Les sociétés américaines, qui sortent à tout bout de champ, ont pensé qu’il importait à leur dignité de faire quelque bruit dans le monde. Aussi ont-elles, pour la plupart, des musiques ou des fanfares militaires »), Offenbach intelligent (« L’Amérique est aujourd’hui comme un géant de cent coudées, qui aurait atteint la perfection physique mais auquel il manquerait une chose : l’âme. Cette âme des peuples, c’est l’art. ») Offenbach tendre (« Tandis que le navire s’éloignait, mes regards restaient attachés sur ce petit groupe au milieu duquel se trouvait mon cher enfant. Je l’aperçus très longtemps. Le soleil faisait reluire les boutons de son habit de collégien et désignait nettement à mes yeux l’endroit qu’eût deviné mon cœur. »), Offenbach finalement tel qu’en ses partitions.
Il n’est pas donné à tous les musiciens de savoir, à l’exemple de Berlioz ou de Debussy jongler avec les mots comme avec les notes. Dans leurs préfaces respectives, l’une destinée à l’édition d’origine et l’autre réservée à ce nouveau tirage, Albert Wolff et Pierre Brévignon soulignent la valeur relative de l’ouvrage sous l’angle seul de la littérature. Pourtant, – Offenbach aurait été le premier à s’en amuser –, Voyage en Amérique est bien son chef d’œuvre littéraire puisqu’il n’a jamais écrit d’autres livres que celui-là.