Au moment même où il travaille avec Richard Strauss sur Ariane à Naxos – qui n’est pas une mince affaire – Hugo von Hofmannsthal a l’idée d’une nouvelle œuvre lyrique qu’il soumet à son compositeur fétiche au début de l’année 1911. Il en a déjà le titre, qui ne changera jamais pendant toute la genèse et qui porte suffisamment sa part de mystère pour attirer la curiosité : ce sera La femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten). Le thème initial provient d’ un conte de Wilhelm Hauff, Le cœur de pierre, auquel Hofmannsthal superpose des références à une œuvre de Goethe, les Entretiens d’émigrés allemands, écrits en 1794 -1795, intégrés dans Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister. A cette base, le librettiste ajoute quantité d’autres références très symboliques, entre personnages d’un autre monde et ceux d’ici-bas, aboutissant à un texte très riche dont voici un court résumé très simplifié.
La fille de Keikobad, roi des Esprits (personnage invisible), devenue la femme de l’Empereur des îles du Sud-est, a perdu avec ce mariage ses capacités de magicienne. Elle n’a donc pas réussi à se doter d’une ombre, qui caractériserait son appartenance au monde des humains. Son père n’y va pas par quatre chemins : si dans 3 jours elle n’a toujours pas d’ombre, son mari l’Empereur sera changé en pierre et elle devra rejoindre le monde des esprits d’où elle vient. Dès lors, l’Impératrice est prête à tout pour rompre ce funeste sortilège, d’abord parce qu’elle veut plus que tout rester dans le monde des humains par amour pour l’Empereur (on pense à Ondine, mais qui aurait affaire à un gentil) et également parce qu’elle espère y concevoir des enfants avec son mari. Sa nourrice lui propose de rencontrer la femme du teinturier Barak, qui n’est pas heureuse avec son mari – il est vrai un peu balourd – afin de négocier son ombre. La femme de Barak est bien tentée, et finit par avouer à son mari qu’elle a vendu son ombre. Mais l’Impératrice, qui prend conscience de la souffrance qui attend le couple ainsi ensorcelé, renonce finalement à son propre bonheur pour les sauver. C’est par ce renoncement empathique pour le sort des humains qu’elle gagne sa propre ombre et le droit de devenir elle-même enfin humaine, rompant la malédiction en célébrant l’amour conjugal et la fécondité, de concert avec le teinturier et sa femme, réconciliés. Et au milieu de tout cela, on croise ou on entend les frères encombrants de Barak, une voix de faucon, le gardien d’un temple et autre apparition d’un jeune homme.
Le caractère assez ésotérique de cette histoire, aux confins du conte et du récit philosophique, fait immanquablement penser à la Flûte enchantée, à laquelle Hofmannsthal fera lui-même référence, entre mille autres.
Après quelques mois sans y toucher, Strauss et Hofmannsthal se mettent d’accord sur le canevas de l’œuvre, apparemment avec enthousiasme, lors d’un voyage commun en Italie. Le compositeur se lance dès le début de 1914 dans la partition, qu’il veut luxuriante, là où son librettiste préférerait donner la priorité au texte, redoutant un « opéra symphonique ». Durant toute la guerre, les deux hommes vont donc aimablement s’envoyer de nombreuses lettres qui sont autant de points de divergence sur leurs attentes respectives : texte ou musique, le compositeur exigeant plusieurs aménagements pour insuffler davantage de théâtre. Après de longs mois entre tergiversations et discussions, la partition est achevée courant 1916 mais doit attendre la fin de la guerre pour être créée. Hofmannsthal pressent que cet ouvrage foisonnant chargé de références et long de plus de trois heures risque de dérouter et prépare pour le public un texte de présentation, sorte de préface.
La première à Vienne, sous la direction de Franck Schalk et dans une mise en scène et des décors d’Alfred Roller – qui n’ont pas plu aux auteurs et qui n’ont pas réussi semble-t-il à surmonter les difficultés techniques qu’implique le livret – a lieu voici tout juste 100 ans. Elle se passe plutôt bien malgré la complexité de l’ouvrage. Ce sont les reprises à Dresde et à Munich qui se passent nettement moins bien et l’œuvre aura du mal à s’imposer. Elle est aujourd’hui considérée comme l’un des principaux chefs-d’œuvre du duo Strauss-Hofmannsthal, en tout cas la plus ambitieuse.
Voici l’un des grands airs de la partition, « Vater, bist du’s ? », dans un enregistrement qui n’a pas volé sa réputation de légende, tiré des représentations de l’opéra de Vienne en 1955 sous la direction de Karl Böhm. L’opéra est en effet, après Fidelio, l’un des premiers à avoir été donné dans l’opéra reconstruit. C’est Leonie Rysanek qui interprète l’Impératrice et c’est fabuleux.