C’est un bien triste tour que va jouer la postérité à celui qui est, au moment de sa mort, l’un des musiciens les plus célèbres et les plus respectés de son temps. Daniel-François-Esprit Auber n’est plus aujourd’hui qu’un nom de station de RER derrière l’opéra, dont l’importance ne masque pas l’oxymore : à cause d’elle, il est connu de tous et de personne. Auber est un célèbre oublié.
Lorsqu’il meurt au 22 rue Saint-Georges, dans le IXe arrondissement de Paris, il a 89 ans, un âge véritablement miraculeux pour l’époque. Dans sa chambre du premier étage, il y a parmi les proches qui se trouvent auprès du maître, Ambroise Thomas. Auber l’avait engagé comme professeur de composition au Conservatoire, dont il est encore le directeur et à qui Thomas succèdera bientôt. Voici presque 30 ans qu’Auber y avait lui-même remplacé un autre canonique, Luigi Cherubini. Son amabilité, qui tranchait avec l’affreux caractère du Florentin, avait eu l’avantage de ne pas lui créer trop d’ennemis, d’autant qu’il n’avait pas provoqué la moindre révolution au sein de l’institution. Pourquoi aurait-il eu besoin de le faire : sa popularité était telle en 1842, lors de sa nomination, qu’on raconte que le roi n’avait eu qu’à ratifier la vox populi sans discuter. Auber vivait depuis sur cette rente sans faire de bruit. On ne s’étonnera pas, cependant, qu’il y ait privilégié l’enseignement de l’art vocal et l’accompagnement orchestral de ce dernier. Après tout, l’opéra est roi à cette époque.
Si le prestige d’Auber n’avait pas faibli durant ces années, c’est qu’il reposait sur la gloire des ses œuvres les plus populaires co-écrites avec son librettiste fétiche, Eugène Scribe. LE librettiste de la place de Paris pourrait-on dire et qui était mort 10 ans auparavant. Ils avaient conquis Paris. Depuis, sans son complice, rien n’était plus pareil pour Auber. Après leur dernière œuvre commune, la Circassienne, créée en 1861, le compositeur n’avait plus écrit que 3 opéras comiques. Et de toute façon, il n’était plus à la mode. Sa musique, jugée légère voire facile, convenait moins à l’époque des grands mélodrames. On lui savait encore gré, pourtant, d’avoir donné ses dernières lettres de noblesse au genre hérité de Grétry et de Hérold, mais l’avenir n’était plus pour lui.
Peut-être que ce 12 mai 1871, lui dont l’esprit est resté d’une grande vivacité pense-t-il entre deux échos de canonnades à ce monde qui s’effondre avec lui. L’armée versaillaise est à Issy. La guerre civile l’environne. Mais peut-il s’en étonner, lui, le parisien acharné dont on dit qu’il n’a jamais quitté la capitale, et qui y a vu durant toute sa vie tant de barricades et de fracas ? La Commune de Paris avait pris soin de ne pas congédier le Grand-Officier de la Légion d’honneur et ancien Maître de la Chapelle impériale, alors à bout de forces. Il ne verrait pas qu’elle allait s’empresser de nommer, le jour même de ses funérailles furtives au Père Lachaise, un successeur plus conforme à ses orientations politiques et culturelles au seuil de la Semaine sanglante.
Rêve d’amour aura donc été la dernière des 48 œuvres lyriques léguées par celui qu’il faut continuer à considérer comme un monument de la musique française de la première moitié du XIXe siècle. Créé en 1869, cet ultime opéra-comique conserve les mêmes recettes appliquées par Auber pendant 60 ans et qui avaient connu leur heure de gloire. Sic transit gloria mundi… Il est bien regrettable que le temps ait si mal traité le reste de son œuvre, dans laquelle brillent de vrais joyaux remis bien trop rarement à l’affiche, comme La muette de Portici, Fra Diavolo, le Domino Noir, le Cheval de bronze, Gustave III et tant d’autres. Encore tout un répertoire à redécouvrir ! Qui sait, l’heure d’Auber reviendra peut-être et l’on se souviendra que son nom n’orne pas seulement les murs sales et blafards d’un souterrain, mais aussi, sous un buste sévère, la majestueuse façade du Palais Garnier, en lettres d’or.