A l’occasion du prochain festival d’Aix en Provence, l’Avant-Scène Opéra publie son numéro 328, consacré à Moïse et Pharaon, qui sera donné pour six représentations du 7 au 20 juillet. On y retrouve les entrées habituelles pour les ouvrages de la collection : une présentation de l’oeuvre, dont une introduction et un guide d’écoute dûs à Christophe Rizoud, le livret intégral, des regards sur l »oeuvre, ainsi que la revue des versions au disque et en vidéo. En bonus le livret intégral de l’oeuvre matrice, Mosè in Egitto. A noter que l’appli ASOpéra permet d’écouter les extraits audio insérés dans le guide d’écoute. Voici cinq clés pour mieux appréhender l’oeuvre.
1. De 1821 à 1827, des ajournements continus et une création menacée
C’est au Carême (mars-avril) de 1821 que Ferdinand Hérold, en mission de prospection en Italie, signale l’oratorio Mosè en Egitto qu’il vient d’entendre à Florence à Giovanni Battista Viotti, qui administre à Paris l’Opéra et le Théâtre Italien. Celui-ci le charge d’obtenir l’accord du compositeur pour une adaptation en français destinée à l’Opéra. Hérold se rend à Naples, Rossini accepte le projet et lui confie une copie de la partition.
À Paris, dès août 1821 la traduction est entreprise par le musicographe Castil-Blaze. Quelques mois plus tôt l’Opéra lui a accordé par contrat d’être payé comme auteur du livret et de la musique des œuvres lyriques qu’il traduit et qu’il « arrange ». Quand le dossier Rossini va de l’avant, l’administration découvre soudain l’illégalité de la situation et son coût pour l’institution qui devrait payer deux fois des droits d’auteur. Heureusement Rossini est trop occupé pour venir à Paris. En juillet 1822 le travail de Castil-Blaze sera opportunément rejeté par un « Comité de lecture » pour « insuffisance dramatique ».
Quelques mois plus tôt les Parisiens ont découvert Mosè in Egitto au Concert Spirituel, qui en donne des extraits pour le Carême avant de l’entendre en entier en octobre 1822 au Théâtre Italien. Pour la version française, on attendra que Rossini soit disponible.
Elle est finalement programmée pour le Carême de 1827. Depuis l’automne 1824 Rossini est à Paris et la langue française lui est devenue assez familière pour qu’il puisse apprécier l’adéquation à sa musique de la réécriture du livret. Tout va pour le mieux, il livre la partition comme convenu quand l’administration de l’Opéra demande un report au Carême 1828, arguant que le temps imparti pour les répétitions – deux mois – à partir de la remise de la partition est trop court. Il faudra une intervention énergique du vicomte de La Rochefoucauld, directeur du département des Beaux-Arts, par ailleurs ami et protecteur de Rossini, pour ramener chacun à ses devoirs. A quelques jours près le délai sera tenu.
2. Une adaptation en profondeur
Si Mosè in Egitto est la matrice, si le point de départ et la fin de l’œuvre sont inchangés, des modifications substantielles sont apportées. La plus manifeste est l’introduction d’une cérémonie en l’honneur de la déesse Isis, stratagème habile pour l’insertion d’un ballet. Que la musique incorpore des danses provenant de l’opéra Armida, les Parisiens n’en sauront rien et leur succès sera durable car elles seront reprises longtemps en concert ou pour des spectacles de ballet. Dans la version italienne en trois parties, le fils du Pharaon meurt à la fin de la deuxième. L’organisation en quatre actes de la version française rendait impossible la disparition du personnage à ce point de l’œuvre, et l’évènement est rejeté à la fin de l’œuvre, augmentant la portée symbolique de l’engloutissement des Egyptiens. Les relations entre les personnages sont aussi modifiées, dans l’intention de plaire au public français ; ainsi ce n’est plus l’épouse secrète du prince égyptien qui l’abandonne, mais son amoureuse. Le tableau comparatif proposé met en évidence les changements les plus notables. Quant aux chanteurs, il suffit de savoir que Rossini voulut conserver les mêmes interprètes pour Le Comte Ory et pour Guillaume Tell pour comprendre qu’ils avaient su assimiler le compromis entre technique vocale et style mélodique des écoles française et italienne de chant.
3. A l’avant-garde du Grand-Opéra
La notion de grand spectacle est contenue dans celle de Grand Opéra. Chronologiquement on peut dire que Moïse et Pharaon anticipe le phénomène. Effectifs choraux renforcés, costumes et décors nouveaux, malgré quelques velléités d’économie on se résigne à la dépense, dans un contexte où l’égyptomanie est une réalité sociale, et le spectacle, somptueux, en met plein la vue. Heureusement le succès sera tel que longtemps après le Carême l’œuvre restera à l’affiche, en tout trente-deux représentations en 1827. La musique soulève un enthousiasme tel que selon certains échotiers des spectateurs manquent de chuter des balcons. Et ce malgré les faiblesses liées aux « effets spéciaux », le talon d’Achille des productions où les manifestations surnaturelles destinées à émerveiller – le buisson ardent, la foudre, l’arc-en-ciel ou le partage de la mer Rouge – n’atteignaient pas leur but en dépit de l’application des machinistes. Aussi quelques jours après la première le vicomte de la Rochefoucauld – Directeur des Beaux-Arts et protecteur de Rossini – décide de créer un comité chargé désormais d’évaluer, pour les spectacles à venir, les projets de décors, de costumes et autres moyens techniques. Rossini sera membre du premier.
4. Rossini fidèle à lui-même
Au pays de la tragédie lyrique, Rossini est précédé de sa réputation de compositeur à roulades dans le style de l’opéra italien où se succèdent de façon rigide les pezzi chiusi, ces morceaux qui constituent autant d’iles qui entravent le flux musical. C’est parce que les Français ne connaissent ni Maometto secondo – l’adaptation française ne sera représentée à Paris qu’en octobre 1826 – ni Ermione, ni Matilde di Shabran, ces œuvres où il a osé des propositions nouvelles en écrivant des scènes où les airs s’enchâssent dans une continuité dramatique, et qui ont été accueillies fraîchement en Italie. Trouver une voie qui ne soit ni soumission à la tradition de l’opéra français ni trahison de l’héritage italien correspond exactement à cet esprit de recherche qui palpite dans ses dernières œuvres napolitaines. Il peut la poursuivre à Paris avec Moïse et Pharaon et l’approfondir avec Guillaume Tell.
5. Une œuvre pivot pour la mise en scène
Que faire des chœurs sur la scène ? Jusque-là ils entraient en processions majestueuses pour se placer à l’avant-scène en formation statiques, en colonnes parallèles ou en demi-cercle. Mais pour Moïse et Pharaon cette convention ne suffisait plus, il fallait se mouvoir, s’émouvoir. Evidemment le chœur regimba : chanter et bouger en même temps était trop absorbant. D’autant qu’il fallait représenter deux foules antagonistes. On ajouta des figurants, on fit appel aux membres du corps de ballet, mais le nombre ne suffisait pas à créer les mouvements justement assortis à l’action. Un directeur de la scène fut engagé spécialement pour les indiquer. Il montra aux choristes comment jouer, et comment leurs mimiques et leurs gestes ainsi que leur position sur la scène participaient à l’action dramatique. Ainsi vit-on dans la scène finale les Hébreux s’agenouiller pour chanter dos au public. Ces nouveautés l’indiquent, et la création du comité de scène mentionné plus haut le confirme, la représentation des opéras français de Rossini posait des problèmes d’avenir.