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Denis Raisin Dadre : Je crois beaucoup à ce qui est construit ensemble

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Interview
6 juin 2022
Denis Raisin Dadre : Je crois beaucoup à ce qui est construit ensemble

Infos sur l’œuvre

Détails

Denis Raisin Dadre, c’est Doulce Mémoire, et vice-versa : une vie de musicien (flûtiste à l’origine, et on lira plus loin ce qu’il dit de la flûte à bec, « bout de bois raidasse »…) dédiée à la musique de la Renaissance. Une érudition chaleureuse, beaucoup de passion et un goût du spectacle. Une fidélité sans faille à un groupe de chanteurs et musiciens, redonnant vie à des répertoires souvent délaissés ou méconnus. Son dernier disque, Tant, vous aime…, est consacré à des chansons de Josquin des Prés. Il s’est livré au jeu de l’entretien, et, comme c’est un homme disert, il nous a raconté beaucoup de choses…


Il y a, dans le livret de ce cd sous-titré Tant vous aime et dédié à des chansons de Josquin Desprez, des phrases de vous qui m’ont un peu intrigué : « Je suis parti à la recherche…, j’ai pu reconstituer…, j’ai consulté deux manuscrits à la BNF, etc… »  J’ai l’impression qu’on est souvent dans l’hypothétique avec lui, y compris pour sa biographie ?

S’agissant de sa biographie, elle se perdait en conjectures jusqu’à ce que David Fallows ne lui consacre une somme, qui est un véritable roman policier, établissant sa date de naissance et lui faisant perdre quinze ans de vie (rires), ce qui change absolument tout, retrouvant le lieu où Josquin est né, d’où il vient, ce qu’il a fait, etc.
Mais pour ce qui est des œuvres de jeunesse de Josquin, il y en a énormément qui sont basées sur des mélodies populaires, parce qu’il était au service de René d’Anjou, puis de Louis XI et donc influencé par ce qu’on appelle la « chanson rustique » en France, donc des chansons composées par des compositeurs savants, mais sur des mélodies populaires Comme ces mélodies durent à peu près cinquante secondes, si je voulais les intégrer à un disque, il fallait que d’une part je recherche la mélodie d’origine pour la faire entendre avant la mise en musique par Josquin, et d’autre part que je recherche les autres couplets qui ne figurent pas dans les éditions, pour amener la musique à une durée convenable.
Il est arrivé aussi que je m’aperçoive qu’une des mélodies que j’avais retrouvées pouvait se chanter avec un autre texte… De sorte que dans le disque Josquin une chanson a pour titre Une jeune fillette, ce qui n’existe nulle part chez lui puisque la chanson éditée a pour titre Comment peult avoir joye. Mais dans un recueil de 1535, j’ai découvert ce texte, Une jeune fillette, avec la mention « Se chante sur l’air de Comment peult avoir joye », et voilà l’histoire…


Denis Raisin Dadre © D.R.

On connaît moins ces chansons – il y en a une soixantaine je crois – que sa musique sacrée, que ses messes. Est-ce que l’écriture en est aussi savante ? Certaines sont d’une écriture polyphonique assez élaborée, à cinq ou six voix, et d’ailleurs c’étaient les plus réputées à l’époque…

Il y en a de deux sortes. La majorité des interprètes se sont intéressés aux chansons éditées après la mort de Josquin : on en a fait des recueils, où la plupart des chansons d’ailleurs ont été déclassées si je puis dire par David Fallows qui considère qu’elles ne sont pas de lui… Et il a sans doute raison parce que, comme Baldassare Castiglione le dit dans Le Courtisan, en 1528, il suffisait de mettre le nom de Josquin pour que tout le monde s’exclame que c’était merveilleux.
Beaucoup d’interprètes aujourd’hui enregistrent ces chansons à cinq ou six voix qui sont en effet très belles et très savantes, parce qu’elles sont pleines de canons à l’intérieur, et qu’elles utilisent tous les artifices du contrepoint savant. Mais moi j’ai voulu faire autre chose. J’adore les pas de côté, et faire ce que personne n’avait fait, c’est-à-dire les chansons de jeunesse. Or justement ces chansons de jeunesse recèlent déjà ce goût pour la complexité polyphonique et les jeux d’écriture. La plupart des chansons, même très populaires, utilisent des systèmes canoniques entre le dessus et le ténor, et c’était très intéressant pour nous parce que ça nous a permis de les faire à deux voix, le dessus et le ténor, et de faire les autres parties instrumentalement. Josquin, que la pièce soit sacrée ou profane, ne renonce jamais à l’écriture savante.

C’était de loin le compositeur le plus fameux de son époque, célèbre à l’échelle européenne, grâce à l’imprimerie, notamment vénitienne, et à Ottaviano Petrucci qui éditait ses messes. Célébrité étonnante pour un compositeur à l’écriture aussi complexe…

Il n’y avait aucune antinomie entre la difficulté et le succès, on ne faisait pas la chasse au savant comme on la fait aujourd’hui. On reproche aux gens d’être pointus, sauf à ceux qui construisent des ogives nucléaires, mais on reproche aux artistes d’être pointus… Aux quinzième et seizième siècles, on ne faisait pas grief à un compositeur d’être complexe. Il ne faut pas oublier que tout cela procède de la musique médiévale, époque où la musique était un art mathématique, un art de spéculation.

Mais chez Josquin, cette complexité ne s’entend pas. Je veux dire par là qu’elle peut s’analyser, mais qu’une personne n’ayant aucune culture musicale peut en jouir. Ça peut être écrit de la façon la plus complexe, mais être en même temps beau, mélodieux et sublime. J’ai croisé notamment au seizième siècle certains compositeurs très savants, mais un peu raides. On sent que chez eux le côté spéculatif l’emporte sur l‘art de la mélodie. Chez Josquin la mélodie est toujours merveilleuse et l’écriture canonique n’empêche pas la beauté des lignes. C’est tout simplement un pur génie, c’est un peu le Beethoven de la Renaissance, il a un pied dans le quinzième et l’autre dans le seizième siècle et il fait la transition entre les deux, son rôle est capital dans l’évolution de la musique.


Anges musiciens du Rétable de l’Agneau Mystique des frères Van Eyck (Gand, achevé en 1432)

C’est Antoine Goléa qui dit que pour Josquin comme pour Beethoven on peut distinguer trois périodes dans son parcours, et que, parti de débuts très spéculatifs, il va vers une musique de plus en plus expressive.

C’est quelque chose qu’on trouve aussi chez Lassus, c’est-à-dire que l’expression du mot devient de plus en plus importante à mesure qu’on avance, pour aboutir à la révolution de Monteverdi, où c’est « prime le parole »… Ce qui suscite la rage et le pamphlet du chanoine Artusi qui accuse Monteverdi de tous les maux et le taxe même de pêché, Monteverdi méritant le bûcher parce qu’il fait passer l’expression du texte avant la spéculation mathématique. C’est en effet tout un mouvement, qui prend du temps et qui va exploser grâce à ce génie qu’est Monteverdi. Ce sont toujours les génies qui accomplissent les révolutions irréversibles, qui font exploser les formes.

Les génies sont rares en effet, mais ce qui est stupéfiant c’est le nombre de compositeurs extraordinaires qui naissent presqu’en même temps sur ce petit territoire qu’est le Hainaut, Ockeghem, Binchois, Dufay, Josquin…

C’est la Silicon Valley de la musique. Il s’y passe quelque chose d’équivalent à ce qui se passe à Florence pour la peinture (et d’ailleurs pas loin de là il y a eu ou il y a Van Eyck, Memling, Van der Weyden, Metsys, Petrus Christus…).
Pour les musiciens, tout découle de l’excellence et de l’exigence de leur formation dans des maîtrises, dont les règlements et la sévérité sont d’une sévérité effrayante. Au départ, ils sont tous chanteurs. On sent très bien que certains compositeurs du quinzième ne le sont pas. Agricola par exemple est un instrumentiste, qui écrit une musique instrumentale absolument virtuose. Mais ceux qui viennent d’une maîtrise sont amenés naturellement à chanter le plain-chant, le grégorien, puis à écrire d’abord à deux puis à trois voix, etc. Et dans le nombre il y a de grands talents et, plus rarement, quelques génies.

En plus, il y a ce que vous disiez à propos de l’imprimerie vénitienne, c’est-à-dire que les
œuvres voyagent, imprimées mais aussi manuscrites, on retrouve des musiques du Nord de l’Europe en Espagne. Dans les chapelles et les cours européennes les musiques circulent, un peu moins en Angleterre qui reste à part. Les artistes voyagent et se croisent. De surcroît, chaque fois qu’un Roi ou un Prince se déplace pour rendre visite à un autre, ou pour une réunion diplomatique, une sorte de G20 de l’époque, par exemple quand François 1er va à la rencontre de Charles-Quint et du pape Paul III, il voyage avec sa chapelle, et même avec ses luthistes, d’où des influences croisées, exactement comme pour la peinture.


 

Josquin n’a passé que sept ans et demi en Italie, c’est-à-dire beaucoup moins que ce qu’on pensait avant les recherches de David Fallows. D’abord à Milan dans l’entourage d’Ascanio Sforza, puis à Ferrare, puis à la chapelle papale de Rome. L’essentiel de sa vie se passe en terres francophones, mais est-ce que vous sentez l’influence de l’Italie quand vous interprétez sa musique ? Mais ce peut être l’inverse aussi  : est-ce qu’il y a influence de Josquin sur la musique italienne ? Je vous pose la question à cause des interactions dans le domaine de la peinture entre Flandres et Italie, et on pense à Van Eyck bien sûr…

Ce qui est très clair, c’est l’influence très forte en Italie, dans le domaine de la peinture, des artistes du Nord. Les aristocrates de Lombardie collectionnaient les peintures flamandes, et d’ailleurs les œuvres de Leonard reçoivent cette influence, le portrait de Ginevra de’ Benci en est un exemple, cette femme d’allure glaciale peinte d’un pinceau extraordinairement raffiné.
En musique, on a quelque chose d’analogue : les manuscrits musicaux italiens ne comportent, quasi uniquement, que de la musique du Nord. C’est le cas des trois grands recueils édités par Petrucci, l’Odhecaton, à partir de 1501 : ce sont des chansonniers de musique du Nord. Tous les musiciens qui avaient des postes importants, à Milan, à Ferrare, à Mantoue et évidemment à Venise, étaient des gens du Nord. Ce n’est qu’au milieu du seizième siècle qu’on a vu des Italiens prendre des postes en Italie. L’Ars Musicae est détenu par des gens qui ont été formés dans le Hainaut. Donc la musique que Josquin entend dans les chapelles, quand il arrive à Milan sans doute au milieu des années 1480, c’est une musique qu’il connaît bien, et pour cause.
En revanche, il va être influencé par le répertoire qu’il entend dans les palais voire dans les rues, à savoir la frottola, une musique profane qui d’ailleurs a pris souvent naissance dans les cercles de femmes très cultivées, à Ferrare ou Milan et bien sûr chez Isabelle d’Este à Mantoue, musique écrite sur des paroles italiennes qui met en valeur surtout la mélodie de dessus accompagnée par un luth, ce qui est une révolution absolue. Josquin Desprez a écrit quelques frottole qui sont pour lui presque un devoir d’école. Mais ce qu’il y a, c’est qu’il a tout compris ! Ses frottole sont très belles.


Mantegna : Oculus de la Chambre des Epoux (Mantoue, ca 1470)

Vous en avez enregistré deux dans ce disque, El grillo et In te Domine speravi, toutes deux avec des textes en italien, mais vous dites bien qu’on n’est pas sûr qu’elles sont de lui…

C’est un problème qu’on a toujours ! Ce n’est qu’au XIXème siècle que l’ego des artistes se mettra à enfler ! Au Moyen-Age et à la Renaissance les œuvres ne sont pas signées, voir le problème des attributions en peinture. Ça permet aux musicologues de s’entre-déchirer. David Fallows enlève à Josquin la moitié de son catalogue de chansons à cinq ou six voix.

Mais vous-même, en tant qu’interprète, est-ce que vous ressentez que telle pièce peut être d’untel ou d’untel, intuitivement en quelque sorte ?

C’est un sentiment que j’ai pu avoir avec d’autres compositeurs. Mais avec Josquin je n’ai jamais le sentiment que telle pièce pourrait être d’un Italien, d’un Trombocino ou d’un Marchetto Cara. J’ai beaucoup fait le répertoire des frottole, c’est quelque chose que je connais extrêmement bien. Là, il y a une telle suavité de la mélodie, une telle science de l’écriture, un tel génie d’adaptation que ça peut très bien être du Josquin. A la cour de Milan, Béatrice d’Este, épouse de Lodovico Sforza, recevait des frottole envoyées de Mantoue par sa sœur Isabelle, et Josquin pouvait entendre cela… Et Leonard était là en même temps, c’est pourquoi on fait l’hypothèse que son « Portrait d’un musicien » pourrait être celui de Josquin.


Portrait de Josquin (?) par Vinci

Autre question à l’interprète de ces pièces : comment sait-on qu’on est dans le bon tempo, puisqu’il n’y a aucune indication, pas davantage là que dans aucune musique ancienne ?

Ah, c’est la bonne question ! C’est la chose la plus difficile dans la musique : le sentiment du tactus. C’est quelque chose qui toute ma vie m’aura fasciné… Le mot que j’emploie, c’est le mot juste. Pas au sens de justesse, mais de vérité. Il y a un moment où on a l’intuition que ça devient juste. Ce n’est pas fabriqué par une approche intellectuelle, par une approche mentale. A un moment, tout le monde se sent bien, il y a un rapport entre le texte et le tempo qui marche…
Il faut dire aussi que c’est en fonction de l’acoustique, de la réverbération. Je passe mon temps en répétition à dire qu’il faut être souple… Et puis il faut laisser du temps au temps… Peu à peu quelque chose se met en place. Il y a un côté mystérieux dans le tactus, surtout à cette époque-là. Le tempo giusto, c’est un sentiment qu’on éprouve en fonction de son état psychologique. Paul van Nevel, qui dirige l’ensemble Huelgas, dit une chose que je trouve très vraie : qu’il faudrait que tout le monde arrive en répétition avec le tactus à 60, et qu’au bout de deux ou trois heures tout le monde éprouvera la même chose.
Evidemment c’est plus difficile de jouer lentement que de jouer vite. La vitesse, ça fait de l’effet… Comme on disait au dix-septième, les amateurs de prétentailles, c’est-à-dire d’ornements en bas des robes, seront impressionnés… Pour la musique religieuse, il faut bien se dire que le tempo juste est donné par Dieu. Par exemple Paul van Nevel a dirigé le Requiem de Richafort magnifiquement bien, Requiem in memoriam Josquin Desprez, parce qu’il y a là un sentiment du tactus, une atmosphère de paix extraordinaire, de sérénité. Mais comme on n’est pas dans une période de paix ni de sérénité (rires) il est évident qu’on joue les musiques profanes de plus en plus vite…
Et puis il faut dire qu’on s’est mis à introduire de la percussion dans les musiques anciennes, sous l’influence des musiques du monde, et qu’on n’arrive plus à s’en passer. Chaque époque impose son goût sur les musiques du passé. Souvenez-vous de l’interprétation, très poudrée, très perruque, des musiques du dix-huitième dans les années cinquante… Il est vrai qu’on a commencé à jouer sur instruments anciens et à utiliser des cordes en boyaux, et que ça a naturellement accéléré les tempos, avec beaucoup plus de nervosité, d’attaque, d’articulation.


Memling : Diptyque de Maarten van Nieuvenhove, 1487

Le disque dont nous parlons est d’un répertoire profane, mais faut-il avoir la foi pour trouver le sentiment juste dans le répertoire sacré d’un Josquin, ses messes par exemple ?

Pas du tout, je crois. Mais il faut avoir une culture religieuse, savoir ce qu’on raconte, savoir dans quel contexte on les utilisait, que les parties des messes n’étaient jamais enchainées, qu’elles s’inscrivaient dans une liturgie, comprendre ce que c’est que ce Credo qui ennuyait tellement les compositeurs et pourquoi l’Agnus Dei est toujours tellement beau… Je pense qu’il faut, sans être croyant, ce qui n’est pas mon cas, être sensible au mysticisme. Je suis bouleversé par toutes ces musiques composées par des gens profondément croyants, je suis traversé par ces musiques. Il y a des moments tellement sublimes qu’on a le sentiment d’être relié à quelque chose. En tout cas, je me sens très connecté à quelque chose qui me dépasse quand je les joue ou que je les dirige.

Au départ vous étiez flûtiste, et vous l’êtes toujours. Comment avez-vous fait le chemin vers la voix ?

Je ne suis pas le seul flûtiste devenu chef de groupe… La flûte à bec est un instrument horriblement inexpressif ! D’une raideur absolue puisqu’on ne peut pas faire de piano et de forte ! C’est un instrument qui donne très peu de choses naturellement. Le hautbois, c’est très difficile, mais très rapidement on peut faire un élan sur la note, on peut la pousser ou la réduire, la flûte traversière c’est pareil. Pour arriver à faire une jolie mélodie sur une flûte à bec il faut beaucoup d’imagination, il faut une idée de ce qu’est une ligne musicale. Ça passe par la réflexion, mais aussi par une implication physique, pour que ce bout de bois raidasse (rires) devienne un instrument de musique qui puisse émouvoir, pour que la flûte à bec devienne vocale. Voilà le cheminement qui m’a amené à cette passion pour la voix. Et finalement le travail avec les chanteurs m’a fait beaucoup progresser pour la flûte (rires). De toutes façons la voix c’est le modèle. Et au seizième siècle la question se pose encore moins : les instruments découlent de la voix. On imite la voix, point final.


Gérard David (vers 1510)

Ce qui est frappant, c’est la constance, la fidélité des membres de votre ensemble Doulce Mémoire, ce sont les mêmes chanteurs que l’on y retrouve depuis quasiment toujours.

Oui ! Et c’est la même chose du côté des gens qui restent dans l’ombre, de tous ceux qui s’occupent du côté administratif. Alors qu’il y a un turn over invraisemblable dans les autres ensembles. Alors ça vient de deux choses…

Un peu de vous, quand même, non ?

Oui, sans doute un peu de moi, parce que je fais confiance aux gens, je ne suis pas du tout une enflure d’ego, pas du tout un dictateur, j’écoute beaucoup ce qu’on me dit… Je crois beaucoup à ce qui est construit ensemble, je crois qu’on gagne extraordinairement en qualité avec des gens qui se connaissent bien, qui s’apprécient, et par exemple je ne fais jamais d’audition. S’il me manque quelqu’un, si j’ai besoin d’un second ténor, ce qui m’est arrivé récemment pour un programme Du Bellay, je demande à mes chanteurs avec qui ils ont envie de travailler. Donc ils se retrouvent toujours avec des gens qui partagent la même esthétique.
Dans ces musiques-là, il suffit d’une personne qui n’a pas le même sentiment du tactus, la même idée de la justesse, pour qu’on ne puisse rien faire, mais vraiment rien. Donc j’ai besoin de gens très stables, très spécialisés, avec une grande connaissance de ces musiques. Et puis avec les années, j’ai souvent affaire à des gens qui ont pris des cours avec moi au conservatoire de Tours. C’est un peu comme dans les chapelles : les gens chantaient ensemble pendant des années, donc ils produisaient un son.
Ce qui est affreux dans le turn over actuel, c’est que le son est le même partout, c’est comme les légumes, on mange tous la même tomate… Et en plus comme il y a un jeunisme absolument insupportable, notamment dans la musique baroque, avec la soprano à la mode en 2021 qui ne le sera plus en 2023, il y a un son global européen qui m’ennuie beaucoup.

J’adore entendre des spécificités vocales selon les origines des gens. Par exemple, souvenez-vous de Montserrat Figueras, la femme de Jordi Savall, c’était une interprète fantastique, avec ses défauts vocaux, ce n’était pas toujours juste, c’était parfois un peu haut, mais vous l’écoutez et au bout de deux secondes vous savez que c’est elle. Je me souviens que Renaud Machart avait écrit que Montserrat Figueras, c’était comme une huile AOC : elle est de tel terroir. C’est très intéressant, cette idée de terroir. Et donc je pense qu’on reconnait Doulce mémoire, parce que je n’emploie pas le ténor et le soprano à la mode qui me fera engager par tel festival…
De toutes façons ça ne peut pas marcher puisqu’à la Renaissance il n’y avait pas de solistes. La musique que nous pratiquons n’est pas une musique d’individualités, c’est une musique de groupes. Il n’y a pas de stars à la Renaissance, il n’y a pas de concertos, ni de motets pour voix seule, ni de cantates, il n’y a pas d’airs brillants…

Musique de groupe, et aussi musique d’esprit : il s’agit de dire quelque chose, qui est de l’ordre du sacré ou disons de la ferveur…

C’est une musique de ferveur qui se vit ensemble. Les cinq ou six chanteurs qui vont chanter les paroles sublimes du Requiem – parce que les Requiems de la Renaissance sont vraiment bouleversants, je trouve, et surtout les Requiems français qui ne suivent pas la liturgie romaine -, ces six personnes doivent être portées par une ferveur partagée. Ce ne sont pas des individualités qui chantent sans se préoccuper de la personne qui chante à côté, ce sont des gens qui partagent quelque chose.
Je suis un chef tout à fait atypique, je leur laisse une totale liberté, je n’interviens que quand ça prend une direction qui ne me plaît pas esthétiquement, mais je suis tout à fait capable de les laisser chercher pendant une heure, en écoutant, et tout à coup je les remets sur la route… A ce moment ils vont chercher ensemble le bon chemin, et comme ils vont le trouver ensemble, ça marchera beaucoup mieux que si j’avais imposé ma méthode.

Il y a parfois des moments en concert qui tiennent du miracle et qui me bouleversent. A cause de la ferveur partagée. Il y a un amour de faire les choses ensemble. Je suis horrifié parfois par des ensembles, dans les opéras en particulier, quand tous les chanteurs chantent ensemble sans avoir rien à faire de la personne qui chante à côté.
On sent très bien quand il ne se passe rien entre les gens. Moi j’ai besoin qu’il se passe quelque chose entre les gens pour que la musique soit belle.


Petrus Christus (vers 1470)

On parle ici autour d’un disque, mais Doulce Mémoire, ce sont d’abord des programmes de concerts, des concerts à thèmes le plus souvent, avec une dramaturgie, une recherche, le goût de surprendre un public ou de révéler des choses peu connues.

La musique sans public, ça n’existe pas. C’est vital pour nous. Pas la peine de revenir sur la déchirure majeure qu’ont été les deux ans de Covid. Ce que vous donnez au public, le public vous le renvoie. Et on y trouve une énergie extraordinaire. Vous arrivez épuisé et puis il se passe quelque chose de très mystérieux et vous finissez le concert en pleine forme.
Mais c’est vrai qu’on adore créer des programmes. Là, on a élaboré un programme Du Bellay, pour marquer le cinq-centième anniversaire de sa mort en 1522 avec un disque qui sortira à la rentrée, on a travaillé avec l’Académie d’Angers, avec l’Académie Française. Il y a trente-sept de ses poésies qui ont été mises en musique, ce qui est d’ailleurs peu par rapport à Ronsard qui, lui, sollicitait les musiciens, mais dans le lot, il y a des choses extraordinaires, de Lassus entre autres, et puis il a intéressé des compositeurs du Nord comme Verdonck ou Jean de Castro ou des Français comme Arcadelt ou un illustre inconnu nommé Nicolas ou un Didier Leblanc qui en 1569 écrit des musiques insensées ou Charles Davoine… Et on a donc un mix – on revient à notre point de départ – entre des musiques populaires, comme Davoine, et d’autres très savantes comme Lassus… En plus le disque, qui est déjà en boîte, sera magnifique grâce à la prise de son de Jean-Marc Laisné… Pour la première fois de ma vie, le garçon qui fait la basse chez moi depuis trente ans, Marc Busnel, qui est quelqu’un de très réservé, m’a dit « Denis, ce disque est magnifique »… Vous savez, les musiciens se parlent peu, je suis tombé de ma chaise… Ça sortira chez Alpha.

Un élément de plus d’une très belle discographie…

Je n’ai pas fait énormément de disques, mais je pense qu’il y a dans le lot des choses qui resteront…  En tout cas je les ai faits avec beaucoup de ferveur, de minutie, d’attention… Avec beaucoup d’amour…

 

 

 

 

 

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