Quatrième et dernier volet de notre dossier consacré à Richard Strauss à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance.
Joseph Goebbels (1897-1945)
Dans l’un de ses carnets personnels, Richard Strauss s’indigne : « On a voulu faire de moi un antisémite servile et égoïste, alors que chaque fois que j’en ai eu l’occasion je n’ai cessé de faire savoir à tous les gens qui comptent ici (et à mon grand détriment) que je considère les menées antisémites de […] Goebbels comme une honte pour l’honneur allemand […] ». Fait évident, ces deux là se méprisent. Dans les notes du ministre de la Propagande, on lit : « Malheureusement, nous avons encore besoin de [Strauss], mais nous aurons bientôt notre propre musique, et ce jour-là, nous pourrons nous passer de ce névrosé décadent ». En attendant, et puisque le Führer considère le compositeur de Salomé comme le successeur de Wagner, il faut bien faire avec. Et l’infâme Joseph de le propulser président de la Chambre de musique du Reich. Le Bavarois accepte le poste « dans l’espoir de pouvoir faire quelque bien et éviter des infortunes plus graves si la vie musicale allemande devait être, comme on le dit, « mise au pas » par des amateurs et des arrivistes ignorants ». Las, il n’assistera pas très souvent aux réunions camérales – « Mon temps est trop précieux pour que je le gaspille en m’associant à ces inepties de dilettantes », écrit-il. Pour une fois, l’espionnage a du bon : comme Strauss s’entête entre autres à reconnaître du génie à certains juifs – dont Zweig, librettiste de La Femme silencieuse (ce qu’il signifie à ce dernier dans une lettre du 17 juin 1935 interceptée par la Gestapo et remise personnellement à Hitler) –, on le « démissionne » de sa charge présidentielle. En 1942, une pique – celle de trop – envoyée à Lehár lui vaudra une convocation à Berlin et, à ce qu’en dirent les oreilles indiscrètes, un torrent d’injures hurlées à huis-clos dans le bureau de Goebbels. Et la photo de leur poignée de main tout sourire, au milieu des années trente ? Aux images, on fait dire ce qu’on veut. [Nicolas Derny]
Joseph Gregor (1888-1960), le ravaudeur malhabile
Lorsque Stefan Zweig (1881-1942), immense écrivain, auteur du livret de La Femme silencieuse, devenu indésirable aux yeux du régime, est obligé de fuir l’Autriche sous la menace nazie en raison de ses origines juives, il conseille à Richard Strauss de choisir comme librettiste Joseph Gregor, homme de théâtre (il fut l’assistant de Max Reinhardt), docteur de l’université de Vienne, conservateur de bibliothèque. Plus intellectuel qu’artiste, Gregor ne peut répondre que très partiellement et imparfaitement aux exigences de Strauss, dont les affinités électives avec Hofmannsthal restent uniques tandis que le début prometteur de sa relation avec Zweig n’a pu avoir de suites. En 1938, après avoir échoué à donner à Jour de paix, dont l’intrigue est due à Zweig, la dimension dramatique attendue par Strauss (ce qui n’empêche pas son succès), Gregor s’attelle au livret de Daphné, se voyant reprocher par Strauss l’utilisation d’un « jargon mal imité d’Homère » et des « discours pleins de banalités philosophiques de maître d’école » là où le compositeur voulait renouer avec le mystère de la métamorphose qu’il partageait avec Hofmannsthal. S’il rédige encore le livret de L’Amour de Danaé d’après un canevas proposé par Hofmannsthal en 1919, Gregor est finalement évincé pour Capriccio au profit de Clemens Krauss. [Fabrice Malkani]
Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), le génial alter ego
Quel chemin parcouru en étroite compagnie, presque en symbiose, en couple d’artistes avec ses moments de grâce et ses disputes, depuis l’argument de ballet sur Le Triomphe du Temps envoyé par Hofmannsthal à Strauss en 1900 jusqu’au livret d’Arabella, que la mort soudaine du poète l’empêcha de reprendre comme il le souhaitait ! Dans un monde en déclin, le poète précoce, enfant prodige comme Strauss, a une conscience aiguë de la dégradation du temps. La recherche du temps perdu passe alors par la notion de métamorphose, qui est selon Hofmannsthal « vie de la vie », paradoxe né de la nécessité de changer sans cesse et pourtant de rester fidèle à ce que l’on est, d’oublier et de se ressouvenir à la fois. Après la rencontre fondatrice autour d’Elektra, Le Chevalier à la rose, Ariane à Naxos, La Femme sans ombre, Hélène égyptienne et Arabella forment le cœur de l’œuvre opératique de Strauss. Écriture littérature et écriture musicale n’y forment qu’un seul et même geste qui se déploie tel le « mystère de la nature créatrice », que Hofmannsthal percevait dans l’éternelle métamorphose de tout être et de toute chose. Comme Strauss, il fut classique et baroque, ancien et moderne, épigone et novateur tout ensemble, incarnant l’ambiguïté foncière de la « modernité viennoise ». [Fabrice Malkani]
Herbert von Karajan (1908-1989)
D’accord, on triche un peu. Herbert von Karajan ne joua aucun rôle dans la vie de Richard Strauss. De son propre aveu, il ne le rencontra même qu’une seule fois. Une fois et demi, en réalité : au terme d’une représentation d’Elektra à Berlin, en 1939, et le lendemain, pour en parler autour d’un déjeuner. Mais le tête-à-tête n’en a (probablement) pas moins marqué l’histoire du disque. Car tout laisse donc supposer que c’est à cette occasion que le chef entendit le compositeur se plaindre qu’« aujourd’hui, toutes les grosses voix chantent [Salomé]. On ne peut plus rien contrôler ! Je n’en veux absolument pas ! ». Et le Salzbourgeois de préciser, « Son idéal d’alors, c’était Cebotari ». Du coup, le maestro, dont la patience ne comptait pourtant pas parmi les principales qualités, attendit de trouver la perle rare avant de graver l’œuvre, en 1977. Ce fut Hildegard Behrens, qui « possédait exactement le timbre de voix de Cebotari, mais avec une personnalité beaucoup plus forte, la technique nécessaire […] et, ce qui est suprêmement important, une voix au charme vraiment érotique ». De là à dire que la réussite de l’un des enregistrements straussiens les plus exceptionnels s’est jouée entre la poire et de le fromage presque quarante ans plus tôt, restons prudent. N’empêche… [Nicolas Derny]
Clemens Krauss (1893-1954)
Avant toute chose, Krauss fut Viennois. Né à Vienne d’une danseuse du ballet, formé à Vienne, il fit dix ans ses armes hors de Vienne avant d’y revenir en 1922 comme assistant de Franz Schalk à l’Opéra. C’est là qu’il fait la connaissance de Richard Strauss, son vénérable aîné de trente ans. Cinq ans à Francfort et le voici nommé patron de l’Opéra de Vienne (1929), jeune encore. Son autoritarisme a tôt fait de le fâcher avec les Philharmoniker et ses accointances avec Goebbels (via Strauss ?) le mènent à l’Opéra de Berlin. Sombres sont les années de guerre, pendant lesquelles Krauss se fait très activiste auprès du Führer lui-même et se voit confier des responsabilités tirant bon parti du mauvais sort de rivaux ayant nom Kleiber ou Busch, exilés volontaires. La création du Concert du Nouvel an en 1941 est emblématique des tours et détours du bonhomme Krauss. Il les paiera en 1945 de deux ans d’interdiction d’exercer, obtenant les circonstances atténuantes pour le secours portés à quelques Juifs en détresse (comme Strauss). Dès 1947, il retrouve les Wiener Philharmoniker et dirige en 53 à Bayreuth un des Ring les plus mémorables. En 1954, son coeur lâche à Mexico où il était en tournée (l’altitude).
Sa relation avec Strauss fut, on s’en doute, complexe comme le sont toutes les relations filiales. Leur rigueur et leur goût commun du théâtre bien fait les rapprocha fort. Il lui crée son Friedenstag en 1938 et surtout, c’est Krauss qui dirige les répétitions de Liebe der Danae le 16 août 1944 (l’enregistrement existe) avant que la guerre totale voulue par Hitler n’annule tout, et ne reporte la création à 1952, après la mort de Strauss, Krauss étant au pupitre. Madame Krauss, la soprano Viorica Ursuleac, ne sera pas de cette création post-mortem, elle qui eût dû être la Danaé de 1944. Mais avec Krauss dans la fosse, elle tiendra la plupart des grands rôles straussiens – l’amitié de Strauss pour Krauss la lui faisant préférer parfois à la pourtant mieux-aimée Lehmann, exilée elle aussi pour cause de guerre.
Il faut écouter le legs discographique de Krauss en Strauss pour entendre une approche bien différente de tant de Germains hormonés. Tout y est déhanchement subtil, quasi improvvisando, une virevolte rythmique qui n’est pas un rubato, mais plutôt une danse intérieure. Seul l’assentiment du compositeur ou la certitude de deviner toutes les intentions scellées dans la partition peuvent autoriser une telle audace interprétative, qui n’est rien d’autre que la manifestation sonore d’une intimité intellectuelle et artistique. Ecoutez le début d’Also sprah Zarathustra capté en 1950 pour entendre l’autorité de l’accent et simplement le style Krauss, dont on saisit alors physiquement qu’il est une quasi-identification avec le compositeur, ou à tout le moins le fruit d’une ardente passion pour son oeuvre. [Sylvain Fort]
Alfred Roller (1864-1935)
Directeur des décors à l’Opéra de Vienne de 1903 à 1909, puis de 1918 à 1935, Alfred Roller fut responsable de l’identité visuelle de certaines des plus grandes créations straussiennes, créations mondiales (Der Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos version 1916 et Die Frau ohne Schatten) ou viennoises (Elektra, Die Aegyptische Helena). Les costumes et les décors qu’il conçut pour Le Chevalier à la rose servirent de modèle obligé pendant plusieurs décennies, un cahier de mise en scène incluant des reproductions des dessins de Roller étant imposé à tout théâtre achetant les droits de l’œuvre ; Roller fut également sollicité pour le film réalisé par Robert Wiene en 1926. Comme Debussy allongeant ses entractes pour permettre les changements de décors de Pelléas, Strauss calcula la durée des interludes de La Femme sans ombre en fonction des exigences de Roller. C’est aussi à lui que furent confiés quantité de spectacles du festival de Salzbourg où Strauss était chef principal, festival à la fondation duquel il avait été associé dès 1920. Aux fonctions de décorateur, Alfred Roller en ajoutait d’autres, plus essentielles : selon Hofmannsthal, il était « après [Max] Reinhardt, l’un des meilleurs metteurs en scène, capable de faire la démonstration de tous les gestes ». L’éloge se fait plus ambigu lorsque Hofmannsthal écrit à Strauss : « Un homme comme Roller est un phénix, parce qu’il n’est pas ennemi de l’imagination et veut seulement la servir ». Il avait pourtant su glisser dans son évocation de la Vienne de Marie-Thérèse un soupçon de formalisme Art Nouveau à la Otto Wagner, puis transformer en un rêve Art Déco la chambre de l’Impératrice. [Laurent Bury]
Pauline Maria Strauss-de Ahna (1863-1950)
Derrière chaque grand homme, il y a une femme. Le proverbe s’applique si bien à Richard Strauss qu’il prend valeur d’axiome. La chanteuse Pauline de Ahna, rencontrée en 1887, épousée en 1894, ne fut pas seulement la compagne d’une vie ; elle joua auprès du compositeur le rôle d’une muse suffisamment absolue pour modeler son œuvre entière. Le violon qui soliloque dans Ein Heldenleben ? Pauline. Les soubresauts qui agitent la Symphonie Domestique ? Pauline. Le rôle de Freihild dans le premier opéra de Strauss, le très wagnérien Guntram créé en 1894 à Weimar, fut dimensionné à la mesure de sa voix, et trente ans après, celui de Christine Storch dans le très autobiographique Intermezzo est calqué sur sa personnalité. Plus généralement, la fascination de Strauss pour la tessiture de soprano, de Salomé à la Comtesse de Capriccio en passant par La Maréchale, Ariane ou l’Impératrice, n’a d’autres raisons que Pauline. Fantasque, capricieuse, excentrique Pauline. Autoritaire, colérique, irrégulière, parfois perverse mais indispensable à l’homme autant qu’à sa musique. Quatre lieder furent déposés dans sa corbeille de mariage, dont le délicat « Morgen ». A l’autre bout de leur union, comment ne pas entendre dans ce sublime adieu à la vie que sont les Vier letzte Lieder, une dernière fois, la voix de Pauline. [Christophe Rizoud]