Disons le d’emblée, c’est un spectacle de grande qualité que nous avons vu à Lille hier soir.
Composée un peu à la hâte en 1744, l’œuvre occupe dans la production de Haendel une place charnière : entre oratorio et drame lyrique, entre comédie et tragédie, elle est tout à la fois riche de possibilités et de questionnements, un vrai défi pour un metteur en scène. C’est certainement ce qui a stimulé Barrie Kosky lorsqu’il a accepté la proposition de l’Opéra Comique de Berlin de mettre en scène une œuvre finalement peu jouée et généralement sous sa forme d’oratorio, brillamment reprise en ce début de saison à l’opéra de Lille.
Le rideau s’ouvre sur un décor (dû à Natacha Le Guen de Kernelzon) à la fois magistral et sombre, l’intérieur d’un palais baroque calciné avec boiseries, moulures, miroirs et cheminées sinistrement gris et désolés, recouverts de cendres. Tout suggère un incendie récent, jusqu’au petit tas de cendres à l’avant plan, dont émerge Sémélé ébahie, comme sortie d’un songe. Vient-elle de rêver sa vie future ? Faut-il voir tout le spectacle à venir comme un flash back dont le premier tableau serait l’aboutissement ? Le spectateur peut choisir, le propos du metteur en scène est bien assez percutant pour supporter plusieurs interprétations possibles. Parfois, il semble même les susciter…
Il va nous donner à suivre toute l’histoire, le mariage de Sémélé avec Athamas, du plus haut comique, son rocambolesque enlèvement par Jupiter (elle disparaît par la cheminée…), puis ses exigences de femme comblée mais toujours insatisfaite, jusqu’à sa perte finale, dévorée par sa propre ambition et par la jalousie vengeresse de Junon. A la scène finale, après qu’elle aura péri brulée par les rayons aveuglants de son auguste amant dont elle avait exigé de partager la vérité et qu’il se présente à elle dans sa réalité divine plutôt que sous l’un de ses nombreux déguisements humains, elle trône sur la même cheminée, comme statufiée, bronze léché par les flammes, avec sur ses genoux l’urne contenant ses propres cendres… La boucle est bouclée, l’inexorable destin aura été vécu pleinement, assumé, voulu.
Par le foisonnement de ses propositions, toutes cohérentes, le metteur en scène donne à réfléchir sur la vanité, l’amour toujours insatisfait, l’ambition des femmes, les violences qui leur sont faites ou qu’elles s’infligent à elles mêmes, la cruauté des dieux à l’égard des hommes ; il trouve le moyen d’en rire et de nous émouvoir.
Ezgi Kutlu (Junon) et Evan Hughes (Somnus)© Simon Gosselin
La conception très ambitieuse, l’imagination féconde et brillante de Barrie Kosky, qui insuffle à l’œuvre un caractère symbolique et métaphysique d’une grande modernité, font de ce spectacle un moment inoubliable. Il aura réussi, une fois de plus, à marquer de sa patte, de sa vision éminemment personnelle, une production très aboutie, intelligente et sensible, pleine de sens, mais aussi, c’est presque un paradoxe pour un sujet si sombre, pleine de moments hilarants, de situations incongrues, dans un rythme scénique endiablé, particulièrement bien enlevé.
La proposition musicale est-elle à la hauteur ? Presque.
Emmanuelle Haïm dirige avec beaucoup de précision et une certaine nervosité des troupes drillées et fidèles, mais auxquelles elle laisse peu de champ. Emprisonnées dans une structure rythmique immuable et omniprésente, les différentes interventions des solistes de l’orchestre, parfaitement en place, manquent de personnalité, d’individualité et de respiration. Les tempos rapides choisis par la cheffe, aux limites des possibilités de certains des chanteurs face à une partition qui comprend de réelles difficultés techniques et des kilomètres de vocalises particulièrement périlleuses, assurent un rythme haletant au spectacle, mais laissent peu de place à la poésie, pourtant bien présente dans la partition, à l’épanchement des moments de tendresse, pour lesquels on souhaiterait plus d’intimité et de grâce. Il y a aussi que l’orchestre joue fort, devant les chanteurs (la fosse est peu profonde), faisant un usage très parcimonieux de la nuance piano.
La distribution vocale est dominée par Elsa Benoît (Sémélé) qui trouve ici un rôle à la mesure de son talent, qui est grand. Timbre magnifique, agilité sans faille, complètement investie dans le rôle, tant vocalement que physiquement, elle livre une performance en tous points remarquable, et recueille d’ailleurs du public un triomphe bien mérité. A ses côtés, le Jupiter de Stuart Jackson, un géant passablement enveloppé dont émane une voix de ténor délicieuse, agile à souhaits, et qui incarne un dieu tendre, attentionné et plein d’humour est un contrepoids très équilibré qui suscite le rire autant que l’émotion. Autre voix impressionnante, celle de la basse Joshua Bloom dans le rôle de Cadmus (il chante aussi le grand prêtre de Junon) magnifiquement timbrée, puissante, charnue, créant un grand impact à chacune de ses interventions. Nous sommes un peu moins enthousiaste en ce qui concerne Paul-Antoine Bénos-Djian(Athamas), voix de contre-ténor agile mais peu susceptible de belles couleurs, au timbre parfois ingrat et caricatural. Sa performance scénique en revanche, dans la veine comique et burlesque, est très réussie.
Très belle performance également de la part de Ezgi Kutlu, mezzo d’origine turque qui est en train de faire une fort belle carrière. Sa voix est très large, pleine de possibilités expressives, ce qui lui permet de donner au personnage de Junon beaucoup de force et de présence. Victoire Bunel, qui chante Ino, la sœur jalouse de Sémélé, réalise elle aussi une performance remarquable : grande assurance, belle maîtrise technique, voilà une jeune voix déjà bien affirmée et qui promet beaucoup. Autre jeune voix, Emy Gazeilles, qui chante le petit rôle de Iris, la messagère de Junon, aborde la partition avec moins de style et moins de classe, c’est sans doute une volonté de la mise en scène, mais pas moins de moyens vocaux. Evan Hugues enfin, prête son physique nonchalant au dieu Somnus, le bel endormi qui sera l’instrument de la vengeance de Junon ; la voix est agréable, pas très personnelle, mais convient bien au rôle. Le chœur, fort sollicité, séduit à chacune de ses interventions, et en particulier lors de la scène finale, chantée en quatre petits groupes depuis le premier balcon, avec un fort impact invitant au bonheur et à la réconciliation après le second mariage d’Athamas, cette fois avec Ino.