Interpréter Aida en version de concert. Le pari semble impossible tant la musique de Verdi est liée à sa représentation scénique, tant elle se nourrit dans son essence même du théâtre et de l’espace. Ecoutez le chœur des prêtresses au I, les chants en arrière-fond de l’acte du Nil, la scène du jugement… Une grande part de l’effet réside dans la superposition des plans visuels et sonores. La partition, qui pourtant n’hésite pas à user de raffinements, refuse de se plier à l’écoute distinguée, programme en mains et yeux fermés. Aussi subtile soit-elle, il lui faut une géométrie sur laquelle se déployer – des obélisques, des pyramides, des cubes, des carrés peu importe – et aussi des gestes, des images qui lui donnent tout son sens. Les enchainements d’entrée et sortie au 3e acte sont sinon bien difficiles à déchiffrer. Le pari semble donc impossible et jusqu’à nouvel ordre, il le reste. Alain Altinoglu salle Pleyel ne parvient à prouver le contraire.
Pour retrouver le relief sonore imaginé par Verdi, il aurait d’abord fallu mieux régler la disposition des chanteurs et mieux utiliser la configuration des lieux : les gradins derrière l’orchestre, la place sur les côtés (seul le premier balcon accueille brièvement les fameuses trompettes). Quand bien même, cela aurait-il suffi ? Une fois le son sculpté, il reste le drame à mettre en forme. Sous la baguette engagée d’Alain Altinoglu, l’orchestre s’emballe, très bien au demeurant mais urgence n’est pas théâtralité. La musique perd ses respirations et le récit son fil. Les grands élans lyriques qui d’habitude font décoller – « sarai tu il seto della mia gloria » (Radamès au III), « E nunzia di perdono » (Amneris au IV) – passent à la trappe. Pire, grisé par la vitesse, le chef libère des torrents de décibels qui assourdissent bien plus qu’ils ne transportent : le triomphe évidemment et auparavant un « Su ! Del Nilo al sacro lido » tapageur qui laisse l’auditeur brisé alors que le premier acte vient à peine de commencer.
Il en faut plus cependant pour abattre le Radamès de Badri Maisuradze, véritable colosse, dont le volume n’a rien à envier à celui de l’orchestre, ténor musclé au soutien inébranlable, qui réussit parfois à alléger sa voix, à ses risques et périls (le duo final) même si l’essentiel – le si bémol morendo à la fin du « Celeste Aida » incontournable depuis l’affaire Alagna à La Scala de Milan – est préservé. Géorgien d’origine, sa prononciation chuintante donne au général égyptien des allures de moujik. Plébéien, animal donc. Mais au fond, Radamès est tout sauf un intellectuel.
De la puissance, Hasmik Papian aussi en a à revendre. Est-elle pour autant l’Aida frémissante que chacun porte dans ses rêves ? Non et pourtant toutes les notes sont là, l’Ut du Nil bien sûr, les aigus lancés à gorge déployée qui couronnent les ensembles aussi. La voix est stable, homogène sur l’ensemble de la tessiture, la ligne belcantiste – Norma oblige – le ton châtié même si pauvre en nuances. C’est là que le bât blesse, dans l’absence de miroitement. Sans ces reflets changeants qui brouillent l’image trop simple sinon du personnage, Aida n’émeut pas.
Le timbre et les couleurs de Nigel Smith font sensation dans « Ma tu, Re, tu signore possente ». L’enthousiasme retombe ensuite. Les emportements du troisième acte le montrent moins à son avantage : le médium blèche, à court d’idées, submergé par l’orchestre.
Dommage que Konstantin Gorny et Martin Tzonev n’aient pas échangé leur rôle. Le premier, malgré un fort accent russe qui tire le roi des Egyptiens vers Gremine, possède un métal, une autorité et une puissance qui font défaut au second quand la partition lui réserve moins de place.
D’Amneris Nora Gubisch possède le tempérament, flamboyant à l’image de sa chevelure rousse, et les aigus. Las, il ne suffit pas d’avoir le velours d’un mezzo avec les notes d’un soprano pour se lancer dans la bataille. Le grave et le médium sont cruellement absents et pour un « Vieni amor mio » au galbe affolant combien de phrases et de traits effacés par l’asthénie des registres inférieurs. Le rôle demeure magnifique. A l’écoute de la grande scène du IV, bousculée par l’orchestre pourtant, et tâchée de feulements incongrus qui se veulent expression, on comprend pourquoi une chanteuse est prête à tout pour interpréter la fille de Pharaon, y compris se brûler les ailes.