Qui se souvient des Halles de Paris et de ses pavillons métalliques, remplacés par un immonde trou ? De la vie grouillante, des bouchers sirotant leur petit blanc sur le zinc, et des marchandes des quatre saisons qui venaient y emplir leur carriole : fortes en gueule, hurlant les prix, comptant de tête (bon poids) ou encore sur un petit bloc de papier accroché à une ficelle, celles-là même qui, en Angleterre, vous appellent « sweetheart » d’une voix de rogomme en vous gratifiant d’un clin d’œil à la Certains l’aiment chaud… Bref, tout un monde que l’on aime retrouver sur scène, et qui n’est pas si facile à y rendre naturel. Et pourtant, combien le sujet a inspiré le théâtre, tant parlé que chanté, depuis les cris de Paris jusqu’à La Fille de Madame Angot et Ciboulette.
Mars 1858 : Offenbach vient d’obtenir pour ses œuvres lyriques la fin des mesures de restrictions qui l’avaient obligé à se limiter à trois, puis à quatre personnages. Il peut maintenant en mettre autant qu’il le souhaite, y compris des chœurs. Mesdames de la Halle constitue donc une œuvre plus ambitieuse que les précédentes, même si la durée de l’œuvre est moins longue que l’arrangement avec adjonctions présenté ce soir (durée 1 h 30). On peut dire qu’avec cet opéra-bouffe, Offenbach a atteint la plénitude de ses moyens, qui éclatera sept mois plus tard avec la création d’Orphée aux Enfers. Tout ce qui fera la gloire d’Offenbach est déjà présent dans ces dames des Halles interprétées par des hommes : l’humour, le pastiche, l’alternance de parties légères et d’autres plus corsées, des airs isolés pleins d’émotion et des ensembles délirants. Le texte parlé occupe également une part importante, bref la distribution ne doit être entachée d’aucune faiblesse, au moins pour les rôles principaux.
L’œuvre est rarement jouée, et est surtout connue par la série de représentations donnée à l’Opéra Comique en 1983, qui avait lancé médiatiquement Jean-Philippe Lafont, et dont un disque fut réalisé – malheureusement pour des raisons commerciales – avec Mady Mesplé à la place de la délicieuse Marie-Christine Porta. Nous avons maintenant l’occasion de voir à Tours une reprise de la production réalisée en 2006 pour le festival des châteaux de Bruniquel. Disons-le tout net, on est au premier degré, la production est hyper traditionnelle, mais fort bien faite, et cela marche remarquablement bien. Tous les chanteurs sont d’excellents acteurs, et l’action est menée de main de maître(sse) par Frank T’Hézan, Vincent Vittoz et surtout Philippe Gortari, irrésistible demoiselle Poire-tapée. La mise en scène, vive et même endiablée, est en parfaite adéquation avec le sujet, et la bataille de légumes entre madame Madou et madame Beurre-fondue un morceau d’anthologie. On regrettera seulement une Ciboulette qui se bat avec ses limites vocales. En prime, au moment des saluts, on a droit à un chef qui se souvient qu’il est aussi chanteur, et qui entonne de bon coeur le couplet avec la troupe, ce qui n’est quand même pas fréquent ! Est-ce à dire qu’il est meilleur chanteur que chef ? La direction n’est peut-être pas la partie la plus forte du spectacle : elle est vive mais uniforme, trop lourde et trop sonore, et surtout ne fait pas jouer les finesses d’orchestration d’Offenbach ; tout l’orchestre paraît constituer un bloc compact, dont le volume est à la limite des capacités de la petite salle, frôlant par moments la bouillie inaudible. Mais malgré ces deux bémols, on passe vraiment un excellent moment grâce aux trois chanteurs hors pair qui font revivre pour nous les célèbres harengères d’Offenbach.
En première partie pour mémoire, sous le titre Un Festin imprévu, Jean-Christophe Keck (qui rappelons-le a repris à son compte le projet d’Antonio de Almeida de réaliser une édition complète des oeuvres d’Offenbach) a concocté un montage d’airs plus ou moins connus du compositeur. Mais n’est pas Offenbach qui veut, et mettre bout à bout des extraits n’a jamais constitué une oeuvre : par exemple, l’air du grill de Pomme d’Api n’a plus aucun sens hors contexte, d’autant que Gustave est ici devenu « Jo la Tripette » ! Des jeux de mots poussifs du genre « je t’en prie, mettons un terme au maître » (un ou deux rires gênés dans la salle) se bousculent avec d’autres plus drôles ; mais le « Keck émenthal et cacao qui réveillera vos papilles » ne fait rire personne… On comprend que les chanteurs, si à l’aise dans les Dames, paraissent empruntés et gênés, dans un décor années 50 (un grand rideau rouge, un canapé rouge, deux fauteuils rouges, une moquette rouge et… une plante verte). Pourquoi donc ne pas avoir monté en lever de rideau un ou deux actes totalement méconnus ?