Elle, une jeune cocotte de vingt ans, vit entourée de ses deux riches amants (se croyant chacun « l’amant de cœur ») et de ses deux servantes, qui rêvent de faire la même carrière que leur maîtresse. Un beau jour, Elle tombe amoureuse d’une photographie : c’est Lui, mais quelques années plus tôt. Le rencontrant, elle le prend pour le père du jeune homme de la photo ; il ne dément pas, et lui annonce la visite de son fils imaginaire lors de la soirée qu’elle donne le lendemain… soirée masquée, où toutes les ambiguïtés seront possibles.
Rencontre unique d’un auteur et d’un compositeur au sommet de leur art, L’Amour masqué, créé par Sacha et Yvonne Printemps en 1923, est un des chefs-d’œuvre de l’opérette. Guitry et Messager parlent d’amour sur le même ton tendrement désabusé, et nous servent le cocktail délicieux d’une musique incomparablement fraîche et subtile et de dialogues (en vers libres) et couplets caustiques et désopilants de fantaisie verbale. Autour de l’impérissable « J’ai deux amants », les merveilles abondent, à commencer par les autres airs de l’héroïne : « J’ai vingt ans », « Il est mon rêve », « Elle a du charme ». Pourquoi diable n’enregistre-t-on pas ce répertoire ?
La production avec piano que proposent, dans un Auditorium du Musée d’Orsay chaleureux et à l’acoustique limpide, les élèves du Conservatoire National de Musique de Paris emporte l’adhésion d’un public aux anges. Dans de jolis décors Art nouveau et des éclairages tamisés, Emmanuelle Cordoliani démontre une direction d’acteurs fouillée et une mise en place irréprochable, sans que ce travail très professionnel convainque pleinement : peut-être pour rassurer ses jeunes comédiens, la metteure en scène à tendance à les surdiriger, imposant un excès de gestes, d’intentions, de silences… qui les empêche sans doute un peu de déployer leurs ailes. Et qui, surtout, ralentit le rythme, avec quelques sérieux tunnels (la fin de la fête du 2e acte avant le finale, plombée par une inutile partouze, le récit de l’Interprète au 3e). L’idée de faire réciter les didascalies par un chœur antique nous permet certes de savourer la moindre parcelle du livret, mais contribue aussi à rallonger inutilement le spectacle.
Parfaitement soutenus par Emmanuel Olivier, les étudiants du CNSM se montrent fort bien préparés sur les plans vocal et stylistique, avec des dictions impeccables. Dans un rôle en or taillé sur mesure pour la divine Yvonne, c’est fort justement Elle qui domine le plateau. La charmante Julie Fuchs n’a pas encore l’abattage d’une divette chevronnée, mais elle est parfaitement crédible, touchante quand il le faut, et surtout, elle délivre ses nombreux solos avec une ravissante voix fruitée, des aigus brillants et un art du chant qui fait naître bien souvent l’émotion. Trop visiblement plus jeune que son personnage, Lui (Florent Baffi) est sympathique et pas dénué de charme, mais tout un monde d’élégance et de sophistication lui échappe encore. Le baron d’Agno (Laurent Laberdesque) possède une belle voix de baryton, mais est aussi un peu vert scéniquement. Exotique et déjanté, le Maharadjah (Hovannes Asatryan) convainc davantage et la voix est plaisante, même si quelques postures acrobatiques compromettent la sûreté de l’émission dans le beau Chant birman. Dans le rôle de l’interprète, le ténor Zhe Chi offre un premier acte fort drôle. Servantes et invités sont irréprochables.
Malgré les quelques réserves, la splendeur de l’œuvre, la tenue de l’ensemble et l’enthousiasme des jeunes interprètes font de ce spectacle un très beau moment.