Le soir de la première parisienne de Lady Sarashina, quatrième opéra de Peter Eötvös, le compositeur dirigeait lui-même l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, un moment privilégié que l’on attendait avec curiosité et impatience.
Le livret de Mari Mezei, divisé en neuf tableaux, est tiré des fragments du Journal de Sarashina, écrit au XIème siècle au Japon par une dame de la cour impériale. Entrepris alors qu’elle n’a que douze ans, et pendant quarante années durant, son journal est une méditation où se dit la nostalgie du temps qui passe. Le récit mêle prose et poèmes, dans un style caractéristique de la littérature féminine, en plein essor dans les milieux aristocratiques de l’époque. Comment résumer ces quarante années en une heure vingt de spectacle? Les neuf scènes ont été choisies en fonction de leur intérêt dramatique et des pensées de Lady Sarashina. Véritable mise à nue, ses rêveries, souvenirs et confessions se dévoilent, à l’image des personnages sur scène qui ôtent successivement leurs différents kimonos superbement conçus par Masatomo Ota.
Eötvös s’est déjà inspiré du Journal de Sarashina, en composant en 1999, As I crossed a Bridge of Dreams, oeuvre qu’il qualifie de « Klangstheater » qui mêle musique et paroles récitées. L’œuvre Lady Sarashina s’inscrit, elle, dans la tradition lyrique. Chaque tableau est un ensemble musical indépendant où Eötvös s’amuse: le ronronnement de l’orchestre est assorti d’un rythme qui rappelle une démarche féline dans « Le Rêve au Chat »; un vol de fauvettes est transposé musicalement dans « Le Rêve au Miroir ». Lors de ce tableau, sur des sons cristallins de l’orchestre, la voix de Lady Sarashina est « dédoublée », ses paroles sont reprises par une chanteuse, comme dans un jeu de miroir. Tout au long de la partition, l’orchestration complexe et raffinée d’Eötvös fait résonner des sonorités japonaises sans jamais utiliser d’instruments traditionnels. Son univers musical est en constante harmonie avec le texte, avec l’écriture contemplative, en lien avec la nature. Ce lien a toujours été au centre des démarches artistiques du compositeur. En 1973 déjà, dans Harakiri, composé à l’occasion de la mort de Mishima, un percussionniste coupait du bois à la hache, scandant le temps comme dans le théâtre nô. Dans Lady Sarashina, afin d’évoquer un son « naturel », des pierres sont utilisées comme des éléments de percussion.
De la même façon, Lady Sarashina – formidable Mary Plazas – est la seule à s’exprimer avec une voix naturelle. Le trio vocal, qui interprète le reste des personnages, est parfois sonorisé. Leurs murmures, relayés par des haut-parleurs, ainsi que la présence de trois clarinettes dissimulées dans le public, plongent le spectateur dans l’univers musical du compositeur et dans l’univers psychologique de l’héroïne. La distanciation liée à toute représentation théâtrale est ainsi atténuée, favorisant la création d’une atmosphère onirique au sein de la salle Favart. Très à l’aise vocalement et musicalement sur une partition pleine de subtilités, les trois chanteurs, la soprano Ilse Eerens, la mezzo-soprano Salomé Kammer, et le ténor Peter Bording passent avec naturel d’un personnage – ou d’un animal – à l’autre. Peter Bording imite un chat avec pour seul accessoire un masque blanc qui s’envole dans les cintres lorsque le chat meurt.
A l’image de cette vision, l’ensemble de la mise en scène d’Ushio Amagatsu est très poétique. Deux cercles d’acier se meuvent imperceptiblement sur le mur noir du fond de scène, représentant le cycle lunaire. Ils se superposent parfaitement au milieu du spectacle, pour figurer la lune qui donne son nom au tableau. Le maquillage et la gestuelle stylisée des chanteurs rappellent le kabuki et le nô. Ils se déplacent dans le décor blanc et épuré de Natsuyuki Nakanishi, que les très belles lumières de Yukiko Yoshimoto et d’Ushio Amagastu métamorphosent au gré des tableaux.
L’épilogue, moment de grâce sans parole, vient conclure cette calligraphie musicale en neuf idéogrammes. Le pinceau termine sa course sur le papier dans un frémissement. Et le spectateur n’accepte de sortir de sa rêverie éveillée que pour saluer, par ses applaudissements, ces deux formes d’écriture délicate que sont le récit de Lady Sarashina et la partition de Peter Eötvös.