Puisqu’il faut à chaque époque sa Violetta, nous prendrons celle que nous offre la nôtre : Anna Netrebko. Non par dépit en pensant amèrement à toutes les Traviata de légende qui font de notre discothèque un sanatorium – nous ne sommes ni fétichiste, ni passéiste – mais parce qu’aujourd’hui on ne trouvera pas phtisique en meilleure forme. Cette Traviata, à l’inverse des sopranos souffreteuses que la consomption rend diaphanes, se range parmi les malades imaginaires dont seule une petite quinte à la fin de l’opéra rappelle la condition mortelle. Voix ronde au médium épanoui, d’une assise parfaite, qui déploie son legato et ses couleurs érubescentes tout au long de l’opéra ; tout juste faut-il faire son deuil du suraigu : le contre mi bémol du « Sempre libera », bien que facultatif, est escamoté. Ce n’est de toute façon pas dans le premier acte et ses coloratures que se réalise Anna Netrebko ; « Ah fors’è lui » donne simplement un avant-goût des beautés que nous réservent les tableaux suivants : le lyrisme généreux du « Dite alla giovine », l’ardeur de « Morro ! La mia memoria », un « Alfredo, Alfredo, di questo core » qui transperce le chœur (et le cœur), « Addio del passato » sur le fil comme on les aime, le tout empli d’une félicité sonore devant laquelle on aurait mauvaise grâce de renâcler.
Si une telle Violetta ne parvient pas éclipser des seconds rôles que le livret relègue pourtant à l’arrière plan – la Flora allurée de Leann Sandel-Pantaleo, le sémillant baron Douphol de Dale Travis, Kenneth Kellogg et Renée Tatum très présents également en Grenvil et Annina – elle ne fait en revanche qu’une bouchée du Germont de Dwayne Croft, grand frère plutôt que père malgré les favoris blancs ; raideur et pâte claire quand on aime soit un peu plus de tendresse charbonneuse, soit davantage de cynisme. Le baryton, placé sur la touche dès le duo du II, ne dispose ensuite que d’un grand air réduit au morne « Di provenza del mar » pour se remettre dans le jeu, la cabalette « No, non udrai rimproveri » ayant été coupée. Est-ce suffisant ? Le finale du III continue de le laisser en retrait.
Charles Castronovo, s’il est trop poli pour former avec la belle un couple inoubliable (tous les ténors n’ont pas le tempérament de Rolando Villazon), se présente lui sous un meilleur jour. Et dès le brindisi où il réussit même à ravir la vedette à sa partenaire. Au I « Un di, felice, eterea » riche d’inflexion, au II « De’ miei bollenti spiriti » enthousiaste ne font que confirmer l’impression. Jeune, élégant, sincère, l’émission libre, le timbre racé, cet Alfredo stylé fait basculer la soirée du bon côté.
Ce n’est donc pas lui qu’on tiendra responsable de la relative atonie qui entrave la courtisane mais plutôt la mise en scène de Marta Domingo, scolaire, avec la transposition de l’action pour seule idée. On passe du Paris des demi-mondaines au New York des Flappers, ce qui nous vaut l’entrée – fort applaudie – de Violetta dans une Buick de 1929, un décor clinquant des mêmes années, quelques pas de charleston chez Flora et des costumes de bohémiennes lamés de métal dont le tintement parasite la musique. Pour le reste, chacun se débrouille comme il peut sans se soucier de la partition et parfois du livret, avec en guise de pompon le finale du II : Violetta, montée sur la table de jeu, exhale sa douleur comme une meneuse de revue quand l’histoire la veut à ce moment plutôt à terre. La direction de Donald Runnicles, si elle appelle moins de critiques, ne fait pas preuve de beaucoup plus d’imagination.
Christophe Rizoud
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