La question que l’on ne peut s’empêcher de se poser, quand on s’apprête à écouter le Requiem de Verdi, est celle de l’option choisie par le chef : œuvre opératique ou liturgique ? Ouvert il y a bien longtemps, le débat semble loin d’être clos, au point de prendre parfois l’apparence d’une grille de lecture absolument incontournable, qui fait un peu écran devant tout ce que l’on pourrait dire d’autre de cette pièce maîtresse de Verdi.
Daniel Barenboïm a le mérite de ne pas trancher ce débat, et même de ne pas s’y attarder. Recueillie, sa lecture l’est dans le « Requiem aeternam » : pianississimo, les cordes semblent venir tout droit d’un ailleurs qui peut-être est l’au-delà. Les voix même sont comme cristallisées dans une forme de perfection sonore immatérielle. Ces caractéristiques toutes « religieuses » réapparaissent ensuite dans l’ « Ingemisco », l’ « Agnus Dei » et, bien sûr, le « Libera me ». En revanche, le « Dies Irae », le « Confutatis » ou le « Sanctus » sonnent plus « lyriques » : les interprètes s’y livrent à une démonstration de force qui n’a plus grand-chose de « céleste ». Daniel Barenboïm serait-il incapable de choisir une ligne directrice claire et de s’y astreindre constamment ? Sa lecture de ce soir donnait au contraire l’impression de dépasser très largement les bornes de cette interprétation binaire, et de les faire heureusement voler en éclat. Epicurien, peut-être même hédoniste, en tout cas infiniment artiste, Barenboïm s’attache à l’identité et aux particularités de chaque pièce, les baignant de différentes lumières, les contemplant selon des angles toujours renouvelés. C’est pour être plus fidèle à la nature quelque peu polymorphe de ce Requiem que le grand chef d’orchestre ose des contrastes inouïs, d’une netteté et d’une radicalité à couper le souffle – parfois à la limite de la complaisance, rajouteraient certains.
Mais quand il s’agit de faire resplendir les sonorités de l’Orchestre de la Scala, la complaisance est un péché véniel. Phrasé et couleur immédiatement indentifiables, même dans le plus confidentiel pianissimo, les milanais démontrent une fois de plus l’excellence de tous leurs pupitres (qu’il est bon de ne pas craindre de couac chez les cuivres, lors du « Tuba mirum » !), et la souplesse de leur jeu d’ensemble. Un art du détail et du contraste que partagent les chœurs, aussi impressionnants dans la rage du « Dies Irae » que dans les murmures de « l’Introïtus ».
Et l’on ne tarde pas à découvrir une autre qualité essentielle de l’excellence de la formation milanaise : ce n’est pas une excellence qui accapare l’attention du public en étouffant les solistes. Ceux-ci, au contraire, semblent portés aussi bien par la qualité des musiciens que par l’attention méticuleuse du chef. Véhément dans un « Mors stupebit » où cependant il n’oublie jamais de phraser, René Pape est un luxueux remplaçant de Kwangchul Youn, souffrant. Pris au dépourvu une fraction de seconde dans les grands ensembles de l’ « Offertorium », Jonas Kaufmann suspend la salle à ses lèvres dans un superbe « Ingemisco », où son art du mot, accolé à l’art de l’architecture de Barenboïm, fait merveille. Parfois un tantinet maniérée, Sonia Ganassi démontre qu’elle est parmi les meilleures mezzos verdiennes : timbre opulent, égalité des registres, puissance de la projection : n’en jetez plus ! Quant à Barbara Frittoli, elle vient au bout de son exigeante partie sans faiblir. Si le « Libera me » ne la ménage pas, et si le vibrato est désormais bien large dans les notes tenues, on lui sait gré d’avoir fait preuve d’un engagement sans faille, et, dans les aigus assassins que lui a concocté Verdi, d’une vaillance peu commune.
Œuvre de Chef, le Requiem de Verdi ? Sans doute, quand le chef s’appelle Daniel Barenboïm. Mais s’il est une chose que cette soirée aura démontré avec brio, c’est qu’une œuvre de chef ne perd rien à faire aussi la part belle aux chanteurs. Electrisée, la salle en redemande : à quand la prochaine tournée ?