Cette approche radicale, grandiose et pourtant intimiste de Mazeppa, Eugène Onéguine et La Dame de Pique par une équipe de réalisation soudée et portée par un même élan rend un hommage vibrant à la musique et au texte, trame de tout opéra. Les trois chefs d’œuvre sont unifiés dans une interprétation scénique et musicale globale qui met en valeur leurs points communs, leurs différences et leurs correspondances : même chef : Kirill Petrenko, même metteur en scène, Peter Stein, même décorateur, Ferdinand Wögerbauer, même éclairagiste, Duane Schuler, même costumière, Anna Maria Heinrich. Visiblement, l’élaboration de la conception d’ensemble n’est pas seulement sortie du cerveau du metteur en scène mais est le résultat d’une concertation constante entre les différents collaborateurs.
Kirill Petrenko, jeune chef de trente-sept ans, a des affinités exceptionnelles avec Tchaikovski. Du début à la fin de ce festival, le chef nous guide avec une divine inspiration jusqu’au cœur même de l’univers de Tchaikovski, et, à travers lui, de Pouchkine. Les remarquables instrumentistes de l’Opéra de Lyon semblent faire corps avec lui, ne former qu’un seul être musical. Le grand art de Kirill Petrenko, c’est la capacité d’exprimer sans surcharge les sentiments les plus délicats comme les plus monstrueux : nous avons entendu l’orchestre nous raconter avec pudeur absolument tout ce qui n’était pas dit. Il dialogue avec le chant, l’accompagne de son contrepoint, avec une énergie, une pulsation, une sensibilité, une transparence, une légèreté et un éclat inimitables, suggérant compassion, admiration, ou horreur, avec un tel naturel que cet orchestre magique devient acteur à part entière.
Les décors sont constitués d’une« boite » plus ou moins complexe (chaque opéra a la sienne), pouvant s’ouvrir sur le lointain ou figurer un intérieur, tandis que le mobilier (souvent d’époque) et les accessoires sont réduits au minimum. Les éclairages, tout en mettant en valeur les décors, soulignent les affects psychologiques des personnages. Les costumes nous donnent la profondeur historique, celle de la dimension temporelle. Seul défaut de cette production : les changementsde décor à rideau fermé se prolongent trop, ils ne devraient pas dépasser deux minutes pour que le public reste concentré. Au lieu de cela, il bavarde, peine à se taire quand la musique reprend. De surcroît, il applaudit avant la fin des actes, couvrant fâcheusement les dernières mesures de l’orchestre, mais sur ce point, la lenteur du changement de décor n’est pasen cause.
Certains metteurs en scène dénués de scrupules plaquent systématiquement sur l’œuvre dont on leur a confié la réalisation leur propre interprétation déconnectée de l’ensemble musique/texte, ce qui contribue à déformer la perception des spectateurs. Ainsi, ceux qui voient une lecture au premier degré dans ce festival Pouchkine sont victimes de leur vision faussée. Le travail de Peter Stein, loin de se borner à une lecture littérale du texte (ce qu’il ne fait jamais), sort des sentiers battus et propose une interprétation qui enrichit notre vision de l’œuvre. Elle retrace une fresque où individus et collectivité sont totalement imbriqués, les uns étant prisonniers des autres, tous emportés par la tempête des cœurs, écrasés ou meurtris par la cruauté humaine. La direction d’acteurs utilise le réalisme psychologique institué par Felsenstein. D’une précision absolue, elle permet aux chanteurs de densifier leurs personnages tout au long de la représentation. Elle nous montre les aspects les plus sombres de ces trois opéras tissés de ruptures, où la nuit s’entrecoupe de brefs moments de lumière et de bonheur intense, immédiatement suivis de malheur.
Pour réaliser cette œuvre d’art totale, il fallait des chanteurs au même diapason. Et de fait, la distribution est, à un ou deux cas près, de qualité exceptionnelle, la prononciation et l’articulation, choristes inclus, sans faille, on croirait presque comprendre le russe. L’adéquation de la musique de Tchaïkovski avec la langue russe est telle qu’elle met pleinement en valeur les voix, par son velouté, la belle répartition de ses voyelles très colorées et de ses consonnes, douces le plus souvent, et son tempo tantôt langoureux, tantôt heurté et cassant.
Mazeppa
Opéra en trois actes et six tableaux créé à Moscou, Bolchoï, le 15 février 1884
Livret du compositeur et de Victor Bourenine d’après Poltava, poème de Pouchkine
Mazeppa, Nikolai Putilin
Kotchoubeï, Anatoli Kotscherga
Lioubov, Marianna Tarasova
Maria, Olga Guryakova
Andreï, Misha Didyk
Orlik, Alexey Tikhomirov
Cosaque ivre, Jeff Martin
Lyon, Opéra, le 6 Mai 2010, 19h30
Le décor de Mazeppa figure un monde architectural aux lignes géométriques : angles droits mais souvent aussi angles aigus, pentes vues de profil qui soulignent la tragédie, laissant apparaître une portion de ciel à géométrie variable. La nature est perçue en même temps comme proche et lointaine, poursuivant son cycle de saisons sans égards aux bouleversements créés par ces conflits barbares qui divisent l’humanité et n’épargnent personne. C’est dans Mazeppa que la violence et l’horreur atteignent leur paroxysme, tant il y a de contraste entre les âmes naïves, limpides et aimantes et celles possédées par le mal.
Le rideau s’ouvre sur une boite traitée à la façon pierres de taille, où débouchent les appartements de Koutchobeï ; au fond, on distingue un pan de ciel bleu foncé serti entre la ligne oblique de la montagne et la barre horizontale qui ferme le haut de la boîte. C’est sur cette ligne de crête que les jeunes filles tressent des couronnes de fleurs. Maria, plus pâle que les autres, comme perdue en elle-même, est bientôt rejointe par celui qui lui voue un amour non partagé, Andreï. Les deux magnifiques voix s’élèvent et, une fois réunies, confinent au sublime. Celle d’Olga Guryakova se déploie comme un ruban chatoyant et moelleux qui se déroule au vent du soir. Le timbre est chaud, solaire, très riche en harmoniques, le vibrato est voluptueux. Comme l’héroïne qu’elle interprète, elle se livre entièrement en chantant, mettant son âme à nu. Celle de Misha Didyk offre une parenté étonnante avec la sienne. Son timbre unifié de ténor lyrique aux graves de baryton (un futur Heldentenor ?) a quelque chose de miraculeux, des sonorités et des couleurs multiples d’une tendresse qui rayonne. Il y a dans ces deux voix une richesse d’harmoniques au grand pouvoir émotionnel. A leurs qualités vocales s’ajoute leur parfaite adéquation à leur personnage.
La lumière se réchauffe à l’arrivée de Mazeppa, incarné par Nikolai Putilin. Là encore, nous sommes aussitôt sous le charme de sa voix chaleureuse, ronde, à l’excellente projection, de son timbre d’airain à l’éclat lumineux. Il campe un personnage qui semble positif au premier abord. Il a les accents de l’amitié lorsqu’il s’adresse à son ami Kotchoubeï, de la tendresse et de la passion lorsqu’il s’adresse à Maria, mais sa voix caressante devient tranchante, terrifiante même, après que Kochoubeï lui ait refusé la main de sa fille. Sans jamais perdre ses qualités vocales, il trouve les couleurs du mal, le dictateur se découvre et désormais, il n’y aura de bonheur possible pour personne. De nombreuses ruptures, dans la partition, et son engagement scénique lui permettent de jongler vocalement avec les états affectifs les plus éloignés. En revanche, le Kotchoubeï d’Anatoli Kotscherga déçoit. Il a plus de volume mais il « pousse » dans certains forte, ayant perdu une partie de son soutien, et son vibrato s’est trop élargi si bien que le son s’épanche, en quelque sorte, depuis la note principale. Le timbre, d’une noirceur corsée à l’origine, est un peu dilué. Scéniquement, il est totalement convainquant, tout particulièrement dans les scènes de la prison où le décor, d’un effet saisissant, représente la coupe transversale d’un cachot dans le sous-sol d’une prison, puis dans celle de son exécution, d’une intensité émotionnelle à peine soutenable.
La voix de Marianna Tarasova n’a rien d’exceptionnel mais sa Lioubov est saisissante d’expressivité. Au deuxième acte, elle accentue encore la cruauté de cette femme envers sa malheureuse fille Maria, se complaisant à la harceler, lui reprochant les crimes commis par Mazeppa, enfonçant avec avidité le fer dans la plaie. En proie à une obsession de vengeance, elle cherche à lui faire perdre la raison et elle y réussit : elle la pousse à courir vers le lieu de l’exécution sous le prétexte qu’elle seule a le pouvoir d’arrêter la hache du bourreau. Le décor de ce tableau est symétrique, le peuple est assis sur des tribunes dont les lignes de fuites se retrouvent au centre, et le billot est disposé à l’arrière plan. Quand Maria, en robe rouge sang, entre en scène au premier plan, les paysans, plein de compassion, ont abandonné les tribunes et se sont regroupés autour des deux victimes qu’ils lui masquent.
A l’entrée de Mazeppa et d’Orlik, montés sur de magnifiques chevaux, les paysans regagnent précipitamment les tribunes où ils étaient parqués mais ils sont remplacés par d’autres qui masquent à Maria toute vue sur le lieu d’exécution. Durant la prière des condamnés, les paysans s’agenouillent les uns après les autres et pleurent. Maria est toujours prisonnière de l’avant-scène. Ivre de souffrance, courant ça et là sans attirer la moindre compassion de ses voisins, elle cherche en vain à rejoindre son père ou du moins à l’apercevoir. Lioubov s’est accroupie à terre, son voile noir sur la tête.
Soudain Maria voit s’élever et retomber les haches derrière la foule, puis apparaître les deux têtes coupées au bout d’une pique. Elle veut se précipiter vers sa mère qui relève la tête et l’arrête d’un geste, avec une épouvantable expression de haine sur le visage. Dans sa douleur, Maria tourne longuement sur elle-même puis s’écroule. On la retrouvera au troisième acte, errant sous la neige autour de sa maison détruite et s’accroupissant auprès du cadavre d’Andreï dont elle caresse le visage tandis que les flocons denses l’ensevelissent doucement. Le rideau tombe tandis que Mazeppa, abandonnant Maria à la mort, fuit ce lieu d’horreur pour des cieux plus cléments. Nous avons tous la chair de poule.
Eugène Onéguine
Scènes lyriques en trois actes et sept tableaux, créé à Moscou, Conservatoire, Petit Théâtre Maly, le 29 mars 1879
Livret du compositeur et de Constantin Chilovski, d’après le poème d’Alexandre Pouchkine
Chorégraphie, Lynne Hockney
Eugène Onéguine, Alexey Markov
Tatiana, Olga Mykytenko
Lenski, Edgaras Montvidas
Olga, Elena Maximova
Le Prince Grémine, Michail Schelomianski
Madame Larina, Marianna Tarasova
Filipievna, la nourrice
Monsieur Triquet, Jeff Martin
Zaretski, Alexey Tikhomirov
Un capitaine, Paolo StupenengoUn paysan, Fabrice Constans
Lyon, Opéra, le 7 mai 2010, 19h30
Quand le rideau s’ouvre sur le premier tableau d’Onéguine (une boite blonde où débouchent les appartements d’une maison de campagne, ouverte sur un champ de blés déjà fauchés et reliés en gerbes), Larina, interprétée par Marianna Tarasova (ex-Lioubov) rêve, appuyée à un fourneau à confitures ambulant tandis que Niania, la nourrice (agréablement chantée par Filipievna qui assume le rôle avec tact et naturel, sans appuyer les sons de poitrine), que son costume transforme en sympathique petit tonneau, épluche les pommes, assise sur une chaise. Le chant de Tatiana et d’Olga, à l’arrière-plan, qui se réfère à celui des moissonneurs que nous entendrons bientôt, est empreint d’une nostalgie communicative qui ramène les deux femmes mûres à l’heureux temps de leur jeunesse. Les voix bien assorties des deux jeunes filles nous rafraîchissent l’esprit après la lugubre scène finale de Mazeppa. Leurs timbres, à la couleur complémentaire de clarinette et de hautbois se marient merveilleusement. Les voix sont jeunes, solides, à l’aise dans tout le registre et la palette de de nuances, leur soutien excellent et leur engagement scénique total. La Tatiana d’Olga Mykytenko a la pureté et la jeunesse du personnage et sa voix, capable d’envolées lyriques bouleversantes, s’étoffe au fur et à mesure que son personnage mûrit en traversant les épreuves. L’Olga d’Elena Maximova, joueuse, malicieuse, coquette et irréfléchie, se dévoile pleinement au second acte lorsque son jeu de provocation dépasse les bornes et précipite Lenski dans le malheur. Parvenue à ce stade, elle comprend ses torts et leur conséquence dramatique mais le mal est fait.
Cette idylle pastorale durant laquelle nous découvrons peu à peu les caractères des deux jeunes filles se prolonge jusqu’à l’apparition d’Onéguine qui rompt pour toujours cet état d’innocence et de bonheur. Tatiana ne cessera jamais de l’aimer Onéguine tandis que le philtre n’agira sur lui que lorsqu’il sera trop tard. Durant le quatuor andante, pratiquement a cappella tant les quelques accords d’accompagnement se font discrets à l’orchestre, le temps est comme suspendu. La richesse des harmoniques de ces quatre voix parfaitement justes est telle qu’elles se renforcent mutuellement et atteignent la puissance de leurs fondamentales, si bien que naît l’illusion bien connue d’une cinquième voix.
Edgaras Montvidas (encore un chanteur de premier plan !)est un Lenski bouleversant, qui vit coupé du réel, tout à son amour idéalisé. Il a le timbre et l’expression élégiaques, une grande richesse de coloris, la maîtrise du souffle qui lui permet des pianissimi suaves. Incapable d’interpréter correctement les évènements qui se déroulent chez Larina, il est intimément persuadé que son meilleur ami est en train de lui arracher celle qui est sa raison de vivre et se précipite vers la mort sans plus de jugement. La scène du bal chez Larina et celle du duel atteignent une intensité qui nous coupe le souffle. Alekey Markov, jeune chanteur en début de carrière, incarne avec maestria un Onéguine vaniteux, snob, imperméable aux sentiments d’autrui qui évolue tout au long de l’histoire. C’est pour faire jaser qu’il choisit d’enlever Olga à Lenski la durée d’un bal. Revenu à la raison devant la disproportion de la réaction de Lenski, il tente en vain de l’apaiser. Son désespoir de l’avoir tué n’est pas feint et le pousse à s’exiler.
La boîte, au troisième acte, s’est ornée de balustres et d’un fronton et s’est enrichi de deux arrière-plans communiquant par de grandes ouvertures si bien que la salle du premier plan peut facilement ménager la place à l’action principale. Revenu d’exil, Onéguine s’est rendu directement chez son ami, le Prince Grémine, superbement interprété par Michail Schelomianski dont la basse profonde est un pur joyau : il chante son air, véritable célébration de l’amour conjugal, d’un ton de vérité qui l’embellit encore. Onéguine, en l’écoutant, identifie enfin les sentiments qu’il portait à Tatiana tout en refusant de la prendre au sérieux.
Alexey Markov fait preuve d’une étonnante maturité vocale dans son air « de la lettre », il exprime une passion aussi authentique que celle de Tatiana au deuxième acte. On croirait qu’il chante dans une église tellement il projette bien ses sons. Son timbre de baryton-basse aux reflets cuivrés conserve son éclat dans toute la tessiture, si bien que durant le duo final où les deux voix s’entrelacent, on atteint un paroxysme émotionnel que renforce encore l’action scénique. En effet quand la Princesse Grémine quitte la pièce par une porte latérale sur les mots « Adieu pour toujours ! » et qu’Onéguine resté seul, s’exclame, pétrifié : « Honte, douleur ! », la haute et élégante silhouette du prince s’encadre dans la porte centrale à deux battants, restée ouverte durant toute la scène, coup de génie de Peter Stein. Nous comprenons que, par pure grandeur d’âme, Grémine vient de laisser une nouvelle chance aux deux amants. Il s’approche doucement d’Onéguine qui vient de perdre la partie, le prend amicalement par l’épaule et le raccompagne jusqu’à la sortie tandis que le rideau descend lentement.
La Dame de Pique
Opéra en trois actes, créé à Saint-Pétersbourg, Théâtre Mariinski, le 19 décembre 1890
Livret du frère du compositeur, Modeste Tchaïkovski
d’après la nouvelle éponyme de Pouchkine
Chorégraphie, Michael Ihnow
Hermann, Misha Didyk
Tomski, Nikolai Putilin
Eletski, Alexey Markov
Tchékalinsky, Jeff Martin
Sourine, Alexey Tikomirov
La Comtesse, Marianna Tarasova
Lisa, Olga Guryakova
Pauline, Elena Maximova
La gouvernante, Margarita Nekrasova
Tchaplitsky, Didier Roussel
Naroumov, Paolo Stupenengo
Le Maître de cérémonies, Brain Bruce
Macha, Sophie Lou
Maîtrise de l’Opéra de Lyon
Lyon, Opéra, le 9 mai 2010, 19h30
La boite de La Dame de Piqueest réduite à sa plus simple expression, noire, avec des châssis noirs ou rouges pour les scènes diaboliques, tantôt ouverte sur l’extérieur, tantôt fermée par des cloisons dans lesquelles se découpent parfois des fenêtres, comme pour les deux opéras précédents. La première scène, unique rayon de soleil de l’opéra, a pour cadre le Jardin d’été de Saint-Pétersbourg et met en scène des enfants que Peter Stein a remarquablement su mettre en valeur : huit gracieuses petites filles de huit ans environ, en ravissant costume jaune vif, folâtrent parmi les adultes, jouent et dansent selon une chorégraphie assez subtile. Comme le veut la partition, une troupe de cadets à l’uniforme bleu et rouge, rejoints par les petites en jaune, fait irruption sur scène et manœuvre avec sérieux et précision en claquant des talons sous la direction énergique d’un officier à la voix tranchante pas plus haut que trois pommes. Nous rions tout notre soûl et c’est bien l’unique fois. Tout ce petit monde chante très bien.
Sourine (Alexey Tikhomirov, ex-Orlik, ex-Zaretski, jeune basse qui devrait faire parler d’elle) et Tchékalinski (Jeff Martin, excellent cosaque ivre puis Triquet) entrent en scène suivis de Tomski (ex-Mazeppa) et Hermann (ex-Andrei) qui était le sujet central de la conversation. Arrive enfin le Prince Eletski (ex-Onéguine) qui annonce ses fiançailles avec Lisa qu’Hermann croît aimer. Suit un duo étonnant où Eletski et Hermann monologuent côté cour et côté jardin, l’un sur son bonheur, l’autre sur son malheur. Nous voilà entraînés inexorablement vers le drame final. A l’entrée de la Comtesse (ex-Loubia, ex-Niania) et de Lisa (ex-Maria) qui reconnaît Hermann qu’elle aime en secret, la lumière bascule, préparant l’orage, et le quintette (« j’ai peur ») se déroule dans une obscurité angoissante tandis que de nombreux éclairs zèbrent l’écran qui clôt maintenant la boite.
Un bref moment de sérénité, le dernier : le petit concert donné entre amies dans la chambre de Maria. Une douzaine de jeunes filles en robe empire sont assises sur le canapé, les unes sur les coussins, les autres sur le dossier : entorse indéniable aux bonnes mœurs. Pauline (ex-Olga) accompagne au piano le duo qu’elle interprète avec Lisa (ex-Maria). Mais la Comtesse entre et fait chasser les jeunes filles sous prétexte qu’elles ne connaissent pas les usages. Lisa, restée seule, succombe aux avances pressantes d’Hermann qui a escaladé la fenêtre. Peu à peu naît l’illusion, pour qui a assisté aux deux spectacles précédents, qu’Hermann a pris la forme d’Andreï pour séduire Maria réincarnée en Lisa : le conflit intérieur vécu par chacun d’eux, le jeu d’acteur, les couleurs vocales, ce que nous raconte l’orchestre, tout cela va dans la même direction et nous perturbe complètement, comme si La Dame de Pique était conçue comme l’aboutissement de Mazeppa.
Au deuxième acte, on s’enfonce progressivement dans le fantastique. Au premier tableau (en rouge et noir), la Comtesse, vêtue d’une fabuleuse robe de velours noir rehaussé de diamants, le visage dissimulé par un masque à main également diamanté, erre, seule, à travers le bal tandis qu’un majordome, excellemment interprété par le ténor Brian Bruce, ordonne les festivités. La visite de la tsarine étant annoncée, les invités se regroupent en haie d’honneur, le regard tourné vers l’arrière-plan où apparaît soudain le portrait de Catherine auquel sont adressés les souhaits de bienvenue, ce qui augmente encore l’impression d’étrangeté. Plus tard, Hermann, dissimulé dans la chambre de la Comtesse, assiste aux préparatifs de la nuit avant de s’approcher de la vieille femme. Elle dort, la tête appuyée sur des coussins blancs qui font ressortir sa pâleur et sa décrépitude. Il l’éveille en sursaut et elle comprend aussitôt que son meurtrier se dresse devant elle. Les menaces d’Hermann, d’autant plus impitoyable devant l’anxiété de la comtesse qui sent venir la mort qu’il haît la vieillesse de toute son âme, suffisent à la tuer. L’ensemble dégage une forte impression d’irréalité.
Enfin, au troisième acte, le fantastique se double d’horreur. Sur le quai où Maria attend Hermann, c’est Mister Jekyll qui console la pauvre orpheline en lui clamant son amour, puis Mister Hyde qui lui crie à la face qu’il n’a jamais aimé que les trois cartes, précipitant ainsi son suicide. A partir de ce moment, le temps ralentit, puis s’arrête quand Herrmann, dans la chambre de la morte, échoue dans sa recherche des trois cartes. Il s’écroule dans le fauteuil où elle est décédée et regarde fixement un portrait peint durant sa jeunesse, comme en transe, jusqu’au moment où la belle Comtesse du temps passé surgit à la place du cadre et s’avance vers lui. Il veut s’élancer vers elle mais la voix de la Comtesse âgée, dont le spectre se tient juste derrière lui, freine son élan. Trois cartes géantes disposées en croix descendent des cintres, donnant la combinaison gagnante tant désirée (mais fausse). Lorsque, jubilant il s’élance hors de scène, il a perdu l’esprit, la scène ultime dans la salle de jeu ne fera que le confirmer.
Il est à noter que les chœurs sont extraordinairement coopératifs et exécutent avec talent, épaulés par des danseurs, les nombreuses danses composées par Tchaïkovski pour chacun des trois opéras, y compris celles qui sont chantées, ce qui représente une admirable performance. Toutes ces danses sont appuyées rythmiquement par des claquements de talons parfaitement synchronisés. Les exécutants manifestent un extrême plaisir à les exécuter et le public à les regarder. Les deux chorégraphes Lynne Hockney et Michael Ihnow ainsi que l’assistant aux mouvements Matthieu Barrucand ont fait un excellent travail. N’oublions pas non plus les solistes issus du chœur : Brian Bruce, Fabrice Constans, Sophie Lou, Didier Roussel et Paolo Stupenengo dont la prestation était plus qu’honorable.
Dans cette monumentale production où personne ne cherche à tirer la couverture à soi, tous les participants, quelque soit leur fonction, ont contribué, sous une direction éclairée, à la création collective d’une œuvre d’art totale à la gloire de Tchaikovski et de son inspirateur Pouchkine, on ne saurait trop les en remercier.