Qui sait si cette martingale de sécurité résultait d’un calcul avisé ou bien d’un heureux hasard, mais l’idée de présenter en parallèle La Dame de pique et Le Joueur — deux opéras russes sur le thème du jeu — a permis au Liceu d’emporter la partie.
Distantes de près de quarante ans, ces œuvres lyriques ont un autre point commun : la nécessité d’avoir un solide ténor dans le rôle pivot. Or, peu avant la générale de la Dame de Pique, Ben Heppner, en dépit de sa volonté, se montrait chaque jour plus défaillant en répétition. Heureusement, le théâtre disposait d’un Hermann de rechange. Encore fallait-il avoir aussi en main un ténor capable de chanter Alexeï dans Le Joueur. Pari gagné sur les deux tableaux.
Ce Joueur s’avère une réussite exemplaire d’opéra en concert. Le jeune ténor russe Mikhaïl Vekua, engagé au Liceu pour deux rôles minuscules, fait mieux qu’un sauvetage. Son Alexeï ardent, à la voix claire et bien projetée, s’impose d’emblée et relève aisément le défi.
Très en beauté dans une longue robe framboise, la soprano Olga Guryakova s’épanouit dans Pauline ; ses aigus ont perdu toute stridence et sa voix puissante devenue ainsi plus homogène a acquis une séduction nouvelle. Le chant d’Elena Obraztsova est irréprochable, mais pour avoir la force du roman, le rôle de la tumultueuse grand-mère demanderait davantage de hargne et d’excentricité ; le livret ne lui en laisse guère la possibilité. On remarque également la mezzo Olga Savova (Blanche) et le ténor allemand Stephan Rügamer, un Marquis élégant, agréable chanteur et fin comédien. À l’applaudimètre, le gros lot revient indiscutablement au Général de Vladimir Ognovenko. Si la voix de cette basse profonde, qui a chanté avec brio le répertoire russe sur les plus grandes scènes d’opéra, est parfois un peu rugueuse, le chant demeure intense avec de belles notes tenues et un jeu des plus expressifs. Tous ces interprètes caractérisent chaque personnage avec justesse et parviennent sans mise en scène à recréer le climat d’une intrigue nourrie du génie de Dostoïevski — joueur lui-même — jusqu’à son dénouement angoissé et angoissant.
Avec ses tournoiements étourdissants, ses subtilités, ses injonctions à accélérer davantage et ses ostinatos, la partition de Prokófiev suggère de manière saisissante la perte de contrôle des joueurs quand l’appât du gain ou la nécessité de « se refaire » s’empare de leur esprit pour les conduire à une folie qui balaye tout le reste. Faisant écho au personnage d’Astley contemplant avec détachement le marasme dans lequel se débattent les malheureux en proie à leur passion dominante, Prokofiev multiplie les incursions moqueuses de divers instruments en solo. Tandis que sans aucun développement symphonique, avec une écriture orchestrale aride mais puissamment théâtrale, la musique, constamment sous tension, finira par atteindre le long paroxysme cauchemardesque qui clôt le dernier acte.
Sous la baguette habitée d’Aleksander Anissimov, chef ondoyant, tour à tour orfèvre, dompteur et excitateur, l’orchestre catalan, dans une admirable symbiose avec les choristes et les solistes, restitue à l’œuvre profondément russe de Prokofiev sa portée universelle.