Curieuse idée que de proposer une Bohème dans la cour d’un château médiéval… Cela correspond mal à l’idée que l’on peut se faire d’une soupente parisienne. Mais au théâtre, tout est possible et le metteur en scène, Olivier Desbordes, est avant tout un homme de théâtre. La scène est ainsi surmontée de murs devant lesquels quelques accessoires (un poêle, un lit, une chaise…) suffisent à suggérer un passé estudiantin encore familier et le diable par la queue. On en oublie les remparts du château qui se muent dès lors en écran de réverbération pour des voix qui portent, nettes et fortes. Et le spectacle devient crédible et prend toute sa force.
L’opéra est présenté dans sa version française car, il ne faut pas l’oublier, il fait partie des productions spécialement créées pour le festival de Saint-Céré dont la vocation est de toucher un public le plus large possible dans des régions où il n’y a pas forcément de théâtres de ville ni de culture musicale à proximité immédiate. La Bohème est ainsi un spectacle qui va « tourner » dans toute la France l’hiver prochain1 Version française, donc, mais pas tout à fait… Quelques jours avant la première, le ténor qui devait interpréter le rôle de Rodolphe a dû décliner, souffrant. Il a été remplacé au pied levé par Andrea Giovannini, qui chante également au festival de Saint-Céré le rôle-titre de La Belle de Cadix (il rempile le lendemain !) et qui connaissait déjà le rôle en italien. Mais il était évidemment difficilement envisageable de lui faire apprendre le rôle en français en une petite semaine. On imagine aisément la suite : l’opéra est donné en français avec une exception notable, celle de Rodolphe devenu Rodolfo… Comme s’en excuse avec humour le metteur en scène et directeur du festival Olivier Desbordes, on est en plein Erasmus, pour ne pas dire dans une auberge espagnole (petite parenthèse, l’auberge espagnole est un lieu où chacun apporte son repas, ce qui n’est pas le cas ici, où l’on profite d’un pique-nique très convivial, mais moins frugal que celui partagé par nos quatre amis artistes : voir à ce propos le compte rendu de Carmen arabo-andalouse). Le résultat est tout d’abord étrange car tous parlent en français sauf un, ce qui provoque quelques rires rapidement éteints car la formule prend, incontestablement : les langues se superposent puis s’équilibrent et l’univers de Murger se fond avec celui de Puccini.
Dans cet exercice périlleux de jonglage linguistique – il chante certains duos en français –, Andrea Giovannini s’en sort avec les honneurs. Son Rodolfo est touchant, torturé, poignant même. Quelques notes parmi les plus élevées sont toutefois sacrifiées au passage, mais l’essentiel est bien là. Le médium est brillant, rayonnant même et les qualités du comédien sont excellentes. C’est néanmoins Isabelle Philippe2 qui impressionne le plus dans le rôle de Mimi. Sa voix se fait toute étroite, poitrinaire, mais d’une délicate beauté, finement ciselée et si élégamment émise, avec une technique déjà éprouvée. Le souffle est remarquablement maîtrisé et Mimi, dans ses parties colorature, se rapproche du personnage de Musette dont elle est visiblement le pendant, ce que la mise en scène tend à mettre très bien en valeur. Musette est aussi constamment juste, jamais vulgaire, simplement une belle jeune femme qui vit sa vie et ses amours, en femme libre à qui la société fera payer son émancipation… L’interprétation d’Eduarda Melo est une vraie bonne surprise. Facilité certaine dans les aigus, subtilité de l’interprétation d’un rôle dont, une fois n’est pas forcément coutume, on perçoit toute la densité, présence scénique et fausse superficialité dans le « Al pie’ ! » – pardon, « Au pied ! » – très juste. Christophe Lacassagne en Marcel montre beaucoup d’aisance dans la projection, et l’on note la beauté du timbre additionnée d’une profondeur et d’une étonnante densité, là encore. Jean-Claude Sarragosse (Colline) et Alain Herriau (Schaunard) complètent judicieusement un quatuor impayable dans les pitreries qui précèdent le retour de Mimi mourante dans un contraste saisissant.
La mise en scène d’Olivier Desbordes est, de fait, tout en contrastes. Légèreté et drame sont constamment en écho et les intentions annoncées sont directement palpables : reprenant la formule de Puccini qui affirmait avoir « l’impression d’avoir perdu [sa] jeunesse », il s’agit ici, pour l’homme de théâtre, « à travers le temps, [de] regarder nos illusions perdues dans le miroir que nous tend Puccini ». Un Paris et des personnages principaux en noir et blanc s’opposent aux chœurs vêtus de couleurs chatoyantes – beau travail, à souligner, du costumier Patrice Gouron – devant le café Momus. On songe davantage à la séquence du ballet où la ballerine meurt devant les clowns tristes dans le sublime Limelight qu’aux Enfants du paradis qui ont ici servi de référence. La scène est très forte et les témoins muets tout droits sortis de l’univers de Tim Burton, de Beetlejuice et de ses morts-vivants au récent Alice réverbèrent notre saisissement devant la simplicité et la brutalité intrinsèque de la scène. Si les correspondances ne s’imposent pas immédiatement (quel rapport entre Burton et Puccini ?), on comprend petit à petit les intentions et la parenté dans les rapports de tendresse et surtout ce regard à la fois halluciné mais surtout nostalgique et témoin d’un déracinement et d’une perte de l’innocence font rapidement sens. Quant à Musette, le pied qu’elle découvre est directement en rapport avec le travail de Buñuel sur Le Journal d’une femme de chambre. S’ensuit une ouverture réflexive sur toute l’hypocrisie d’une société, ses fantasmes et les réalités de la vie, en phase avec la complexité de l’univers buñuelien). Belle mise en scène, vraiment, intelligente et ouverte.
L’orchestre en formation réduite est expressivement conduit par Dominique Trottein dont l’approche de Puccini permet d’en exalter tout le brio. L’évocation de situations du quotidien et de la profondeur du drame en de sublimes accents déchirants se fait naturelle. Fluidité, tempo qui soutient le temps qui passe inexorablement, ni trop lent, ni trop rapide, accentuations toniques et vives, équilibre des instruments et des voix, pourquoi chercher la critique alors qu’on pleure régulièrement, « comme il faut », tout au long de la soirée. À propos de larmes, fort heureusement, l’orage qui menaçait est allé arroser Rocamadour et a épargné la cour du château. Mais les organisateurs, véritables grenouilles météorologiques, l’avaient anticipé – « tu vois, les nuages noirs ne sont pas du côté d’où vient la pluie… » – et il n’a pas été nécessaire de se replier sur le site couvert de remplacement. Tout est prévu, décidément, dans ce sympathique festival !
1 Voir le détail sur le site http://www.opera-eclate.com/