Alcina sous la baguette de Minkowski a fait voici quelques semaines des premiers pas couronnés de succès sur la scène de l’Opéra de Vienne1. La petite tournée (après Paris, Grenoble, Cracovie et Londres) qui suit ces représentations triomphales avait de quoi attiser la curiosité du mélomane. Pour le luxe de son casting, à peu près identique à celui du Staatsoper. Mais aussi parce qu’on était curieux d’entendre quelle sorte de Haendel avait bien pu convaincre le public d’une maison qui n’avait plus applaudi d’opéra baroque depuis un Couronnement de Poppée dirigé par Karajan en 1963…
Marc Minkowski, nous apprend la presse locale, a suscité l’enthousiasme du public viennois, ses Musiciens du Louvre également. Rien de plus normal : ni la masse sombre des contrebasses ni la rondeur et la chair dispensée par chaque pupitre n’étaient de nature à heurter l’oreille des spectateurs habitués au son du Philharmonique de Vienne. Reste qu’on a connu et l’orchestre et le chef autrement inspirés (vite ! se précipiter sur leurs enregistrements de Giulio Cesare ou d’Ariodante pour se rappeler ce dont ils sont capables), et qu’il y a 3 ans, au Palais Garnier, Jean-Christophe Spinosi et l’Ensemble Matheus avaient su, avec un fini musical et un son beaucoup moins sophistiqués, faire d’Alcina autre chose que la brillante succession d’airs de bravoure entendue ici.
Viennoise aussi est la distribution, depuis Oberto, campé (assez brillamment) par un membre des Wiener Sängerknaben, Shintaro Nakajima, jusqu’aux premiers rôles. Vesselina Kasarova ressort une fois de plus un Ruggiero qui a déjà fait plusieurs fois le tour du monde. La chorégraphie épileptique à laquelle s’astreint la mezzo bulgare pour parvenir à émettre un son rappellera aux plus optimistes d’entre nous les meilleurs clips de Michael Jackson, et aux plus réalistes, les spectacles de Kamel Ouali. Le chant, plus problématique que jamais, éclaté entre un aigu étique au vibratello fragile et un grave poitriné à l’excès, n’empêche pas « Mi lunsigha in dolce affetto » d’émouvoir, ni « Sta nell’Ircana » d’enthousiasmer des admirateurs aussi nombreux que bruyants, et on reste au final assez fasciné par les miracles de technique et de virtuosité que Kasarova doit déployer pour se battre ainsi contre ce qu’est devenu son propre instrument. Moins contestables, Luca Tittoto et Benjamin Burns déploient, en Melisso et en Oronte, des voix sonores et des styles impeccables, allant jusqu’à dominer une Bradamante et une Morgana à l’opposée l’une de l’autre : Kristina Hammarström, remarquable musicienne, n’est pas toujours audible, et Veronica Cangemi, plus puissante, ne peut dissimuler que les exigences techniques de « Tornami a vagheggiar » ou de « Credete al mio dolor » la dépassent. Rien, en somme, qui puisse faire de l’ombre à Anja Harteros. Si on pouvait légitimement douter de l’adéquation à Haendel d’une soprano qu’on a plus l’habitude d’entendre dans Verdi et Wagner, « Di, cor mio » dissipe tous les scepticismes : la tenue, la rigueur pourraient en remontrer à bien des baroqueuses aguerries, alors qu’aucune d’entre elles ne saurait rivaliser avec la somptuosité de ce timbre, la noblesse de cette diction, la souveraine beauté de ce phrasé. « Si, son quella » est évidemment peuplé des pianissimi impalpables qui deviennent peu à peu la marque de la chanteuse, et « Ah ! mio cor », longue plainte désolée soutenue par un souffle infini, est de ces moments suspendus qui coupent la respiration d’une salle entière. Les vocalises de « Ma quando tornerai » ont beau être ciselées avec plus d’habileté que d’ordinaire, elles passeraient presque inaperçues après ces inoubliables minutes de douleur ineffable : telle est l’Alcina d’Anja Harteros, plus faible que forte, plus triste que vengeresse, femme délaissée, en somme, bien davantage que reine altière. On trouve, émerveillé, tout ce que l’on peut souhaiter entendre d’une artiste si considérable, et on perd un peu de ce qui fait le personnage… mais peut-on s’en plaindre sans indécence ?
Au final, la salle exulte pour saluer cette soirée en demi-teinte. On la comprend et même, parfois, on se joint de bonne grâce à cet enthousiasme débordant qu’ont les vrais amoureux des voix pour celles qu’ils chérissent entre toutes. Ce baroque élégant et conventionnel, rempli à ras bords de stars et de sonorités rutilantes, est peut-être avant-coureur de ce qu’il faudra désormais se préparer à entendre dans un répertoire qui, de marginal, est devenu, en l’espace de quelques décennies, incontournable. Alors que Dominique Meyer, qui avait fait du Théâtre des Champs-Elysées le temple du baroque, prend ses fonctions à Vienne, un échange de bons procédés nous transporte en plein Staatsoper, là où Alcina, en somme, est jouée comme le sont tous les piliers du répertoire : avec faste, avec brio. Et parfois avec routine.