Orphée aux Enfers, sous des dehors aimables, paraît une œuvre facile, mais ne l’est pas : il lui faut une troupe et des chanteurs solides. Des dernières productions, on peut retenir – dans des genres très différents – celles de Jérôme Savary et de Laurent Pelly. Mais sans conteste, la référence majeure reste la production d’Herbert Wernicke (La Monnaie, 1997, visible sur DVD Arthaus). Ici, Yves Beaunesne a transposé l’action dans le Paris des années 30, dans quatre pièces de la maison bourgeoise des Jupiter, où Eurydice est « bonne à tout faire » : l’excellent décor de Damien Caille-Perret, avec les beaux costumes de Patrice Cauchetier, le tout merveilleusement éclairé par Joël Hourbeigt, nous entraînent donc successivement dans l’office, la salle à manger (l’Olympe), la chambre de Pluton et les combles (l’Enfer). Le metteur en scène précise ses intentions : « En gros cela donne une petite histoire entre l’Olympe et Paris : une jeune mariée, qui s’est déjà lassée de son mari, lui-même volage, est séduite par un dieu déguisé en berger puis abandonnée à la garde d’un « domestyx » qui lui déclare sa flamme. Passe le grand frère du divin dandy, qui n’est autre que Jupiter, et qui va, avec succès, ravir cette jolie proie, malgré l’opposition farouche de la moralisatrice « Opinion publique. »
Il faut reconnaître que son travail est particulièrement cohérent et très respectueux de l’œuvre, mais il y manque la démesure et le grain de folie collective qui aurait fait basculer le tout dans l’exceptionnel. La troupe est pourtant aguerrie, le spectacle ayant déjà été présentée à Aix-en-Provence et à Toulon. Mais peut-être n’a-t-il pas souhaité aller trop loin, ou a-t-il eu peur que les jeunes chanteurs aient du mal à le suivre sur une voie plus risquée ? Par ailleurs, la bonne direction de l’excellent orchestre Dijon-Bourgogne par Samuel Jean est elle aussi trop sage, semblant sans cesse s’adapter aux possibilités des chanteurs en les sur-protégeant. Et de plus, certains éléments individuels constituent des freins inconscients à l’éclat de l’ensemble, et l’on ne peut que constater que les quelques faiblesses déjà soulignées précédemment par mes collègues chroniqueurs sont aujourd’hui toujours présentes.
Un problème important est celui de la langue : comment rire lorsque l’on ne comprend quasiment pas un mot, et que l’on est gêné constamment par des spectateurs qui demandent à leur voisin : « Qu’est-ce qu’elle a dit ? » C’est le cas tout particulièrement avec Pauline Courtin (Eurydice). D’aucuns me rétorqueront « il y a les surtitres ». Mais ceux-ci ne donnent le texte que des parties chantées, pas parlées. Et puis, grands dieux (de l’Olympe), les surtitres en français ne sont pas faits pour pallier les carences techniques des interprètes. Le surtitrage devrait en fait être réservé aux traductions en langues étrangères (pourquoi pas dans le cas présent dans d’autres langues européennes, comme au théâtre de la Colline à Paris ?) Vocalement parlant, trop occupée à savonner les trilles, cette même interprète a visiblement freiné ses envies de vocalises périlleuses, mais n’en demeure pas moins, avec une voix plutôt métallique, très en deçà de ce que réclame le rôle. Et si elle a une grande aisance scénique, le parti pris de la « petite cousine de Suzanne » est en décalage avec le personnage : bref, elle n’est pas la mégère insupportable justifiant la suite des événements, et en tous cas pas Eurydice. Amaya Dominguez (agréable Vénus) et Paul Crémazy (Mercure) présentent les mêmes défauts, ce dernier étant de plus essoufflé (par son exercice à vélo ?)
Par ailleurs, à la place que j’occupais (I 15), il y a une sonorité générale des voix évoquant quelque sonorisation mal gérée, peu propice à une écoute sereine. C’est tout particulièrement perceptible avec Marie Gautrot, excellente Opinion Publique, très drôle à accumuler des preuves tant photographiques que matérielles des turpitudes des uns et des autres, et fort bonne diseuse, mais dont la voix chantée présente tout particulièrement au premier tableau, et selon les emplacements où elle se trouve, des trous sonores étranges.
Globalement, tous les interprètes sont excellents, tant dans les parties parlées que chantées, même si l’on regrette cette absence de vent de folie qui laisse les spectateurs de marbre pendant la première moitié de la représentation : Julien Behr (Orphée) est quand même bien trop sage, et Vincent Deliau (Jupiter) a eu beau se raser le crâne, il n’en a pas pour autant gagné en autorité. Sabine Revault d’Allonnes (Junon) devrait elle aussi se révéler plus agressive. Quant à Jérôme Billy (John Styx), s’il réveille bien la salle, son numéro d’imitations et de variations paraît vraiment interminable.
Restent les « moteurs » de la représentation : le délicieux Cupidon d’Emmanuelle de Negri et l’excellent Aristée-Pluton de Mathias Vidal : voilà deux artistes qui ont une très bonne technique vocale (projection, articulation, beauté de la voix), qui ont bien assimilé le style d’Offenbach, et qui développent un jeu scénique parfait, un régal. Nous leur adjoindrons Julie Fuchs (Diane) et Estelle Kaique (Minerve) qui campent et chantent des déesses bien caractérisées.
Donc, au total, malgré toutes ces remarques, une représentation agréable, de bon ton et bien construite, mais une production qui paraît déjà un peu routinière (danger d’une matinée le lendemain d’une soirée ?), qui visiblement a atteint son rythme de croisière et ne semble plus pouvoir, maintenant, progresser.