C’est ce qu’on appelle jouer de malchance. Vendredi 21 janvier, à l’Opéra de Bordeaux, suite à une grève d’une partie du personnel*, les spectateurs de la première de L’Italiana in Algeri ont été privés de mise en scène. En revanche, la représentation suivante, le surlendemain, s’est déroulée dans des conditions normales, permettant au public de découvrir dans son entièreté un spectacle particulièrement réussi.
Depuis sa création, à Venise en 1812, le succès de L’Italienne à Alger ne s’est pas démenti, ce qui ne signifie pas que le premier dramma giocoso de Rossini soit facile à représenter. Au contraire, les sous-entendus qui ponctuent la partition, sa folie même, en compliquent la réalisation. Comment animer les nombreux ensembles, dont celui dit de « la clochette » qui conclue le premier acte. La musique dans ces cas se suffit à elle-même. Puis, comme toujours dès que l’on tire les ficelles comiques, il ne faut pas en rajouter sous peine de rater son effet. C’est ce difficile équilibre entre invention et modération que parvient à trouver Joan Font. Drôle, imaginative, colorée, sa mise en scène ne s’embourbe jamais dans la trivialité. Fidèle au livret, elle choisit d’en exagérer les traits, à l’image de ces turbans démesurés qui coiffent Mustafa et ses hommes ou encore du grand Kaïmakan figuré ici en géant. Surtout, les gags sont subtilement dosés. Ni trop, ce qui pourrait distraire l’oreille, ni pas assez. On rit souvent, on s’amuse toujours sans jamais trouver le temps long (cela nous est déjà arrivé, aussi incroyable que celui puisse paraître dans L’Italienne à Alger).
Musicalement, on est autant à la fête. Les chanteurs réunis pour l’occasion ne se contentent pas d’avoir la silhouette et la tête de l’emploi, ils en ont aussi la voix. Tous à l’aise dans leur tessiture, suffisamment initiés pour maîtriser la syntaxe du chant rossinien et suffisamment aguerris pour en surmonter les difficultés.
L’adéquation, tant physique que vocale, de Luciano Di Pasquale à Mustafa ne fait pas de doute. De la basse bouffe, il possède l’abattage et le tempérament, tout en sachant, quand il le faut, habiller son chant de cette majesté qui nous rappelle que Filippo Galli, le créateur du rôle, fut aussi l’interprète d’Assur dans Semiramide. Avec cela, le chanteur est capable de nuances et sonore sur toute l’étendue de la tessiture (Dieu sait pourtant si elle est large). Moins homogène en termes de puissance (ses graves sonnent un peu sourds quand les aigus, faciles, passent en revanche mieux la rampe) mais tout aussi agile, Daniela Mack possède l’exacte couleur d’Isabella, ce velours sombre que la mezzo-soprano fait chatoyer pour prendre dans ses filets les hommes qui tournent autour d’elle. Irrésistible, elle le serait encore davantage si elle ne bridait parfois trop sa fantaisie. Mais, telle quelle, charnelle, galbée, son Italienne possède déjà pas mal d’atouts dans sa manche. Au même niveau d’accomplissement, sinon un cran au dessus, le Lindoro d’Alek Shrader n’est pas seulement une machine à exécuter les impossibles vocalises de « Languir per une bella », la voix possède un charme qui n’est pas si courant chez les ténors rossiniens, une aptitude à atteindre les notes plus élevées sans que la beauté du timbre en pâtisse. De la séduction donc et de la virtuosité : un véritable jeune premier. Très présent également, Riccardo Novaro en Taddeo positionne au premier plan un personnage que l’œuvre aurait tendance à mettre moins en lumière. Chez lui, comme d’ailleurs chez ses partenaires, on relève la netteté de la diction à laquelle le baryton ajoute la clarté d’un chant qui se détache nettement dans les ensembles. Les deutéragonistes, Nahuel Di Piero (Haly), Mélody Louledjian (Elvira) et Claire Larcher (Zulma), sans oublier le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, parachèvent l’égalité d’une distribution dont, indépendamment des qualités de chacun, l’homogénéité fait aussi le prix.
On sait le rôle prépondérant que joue l’orchestre chez Rossini. Si à cet équilibre, scénique et vocal, on ajoute la direction idoine de Paolo Olmi, on comprendra qu’on tient là ce qui engendre un spectacle d’exception (et ce dont a été injustement privé le public de la première), non pas une somme de talents mais leur juste conjonction qui, lorsqu’elle est aboutie, fait toute la force de l’opéra.
* A l’appel de FO et de la CNT, le personnel technique et administratif de l’Opéra de Bordeaux réclame notamment « la reconnaissance de la pénibilité », « une grille de salaire avec échelons d’ancienneté et correspondant aux différentes compétences du personnel de l’Opéra » ou encore « l’aide financière et la possibilité de restauration pour tout le personnel de l’Opéra ». (cf. Sud-Ouest, édition du 20 janvier 2011)