Passer de l’immense scène d’Orange au plateau de l’opéra marseillais ne réussit pas également à ces productions. Le dispositif de plans inclinés conçu par Bernard Arnould pour Cavalleria afin de donner une illusion de profondeur jusqu’à l’immense vue d’un village sicilien dévalant de sa colline en toile de fond rate son effet ; il empêche le déploiement de la foule et donne un caractère contraint aux déplacements. En revanche l’espace rendu semi-circulaire par quelques accessoires où les saltimbanques des Pagliacci ont installé leur roulotte mécanique a bien le caractère indéfini des terrains encore vagues qui s’étendent au pied des grands immeubles qu’aurait pu filmer Pasolini. De même les costumes de Rosalie Varda apparaissent beaucoup plus près des spectateurs et on remarque combien ils sont soignés et seyants, voire trop, même si la transposition dans les années 1950 autorise le jeu des couleurs et des formes. Les lumières de Laurent Castaing les mettent du reste remarquablement en valeur.
La mise en scène conçue par Jean-Claude Auvray ne convainc qu’à moitié dans Cavalleria rusticana où les allées et venues à pas comptés et les dévotions près du Christ à terre manquent fâcheusement de naturel pour un drame où les pulsions affectives ont la force d’instincts primaires. Le théâtre dans le théâtre des Pagliacci fonctionne beaucoup mieux et les mouvements des protagonistes sont particulièrement bien réglés, ce qui rend sensible l’atmosphère menaçante de la situation. En revanche la scène d’amour entre Silvio et Nedda semble fort peu probable, compte tenu des circonstances et du tempérament de Canio.
Comme à Orange, Béatrice Uria-Monzon est Santuzza; la voix est toujours prenante mais la diction semble parfois sacrifiée au son et l’incarnation atteint par instant une véhémence qui ôte à ce personnage de victime une part de la fragilité qui la rend si émouvante. Viorica Cortez rassemble les restes d’une voix désormais privée d’homogénéité avec le grand métier qui est le sien et campe sans outrance une Mamma Lucia crédible et digne. La Lola de Patricia Fernandez laisse entier le mystère des fixations amoureuses car sa séduction scénique et vocale ne l’emporte pas de façon indéniable sur celle de Santuzza. Le mari trompé trouve en Carlos Almaguer la robustesse et l’aplomb qui fondent le personnage. C’est à Luca Lombardo qu’échoit Turridu. Le ténor marseillais, après vingt ans de carrière, ne donne aucun signe de fatigue et son interprétation vocale est de très bon aloi dans la mesure où il ne sacrifie pas la musicalité à l’expressivité excessive souvent de mise dans ce répertoire. On regrettera cependant une présence d’acteur assez limitée.
La remarque ne peut s’appliquer, qui le connaît s’en doute, à Vladimir Galouzine qui interprétait le rôle de Canio. On pourra dire qu’il en fait trop, que par moments la voix est à la limite de l’engorgement, force sera de reconnaître que cet engagement ne déborde pourtant pas dans les excès précités et que l’interprétation y gagne une force et une crédibilité devant laquelle les menues réserves cèdent sans résister. De la bouille évoquant le clown Popov à la face ravagée de l’homme malheureux il donne une vie palpitante au personnage. On voudrait dire autant de bien de sa Nedda, par ailleurs sa compagne. Mais Nataliya Timchenko, malgré son physique séduisant et sa désinvolture scénique, ne conquiert pas totalement, en raison d’un rien de raideur et d’acidité dans le haut du registre. On sait que deux hommes soupirent pour Nedda. L’heureux élu est chanté par Etienne Dupuis, baryton canadien qui nous a semblé beaucoup plus à son affaire que dans Rossini; son Silvio bien vêtu, à la voix bien projetée, a tout pour séduire la nomade tentée de fuir un compagnon brutalement jaloux et une existence précaire. Le prétendant malheureux, le difforme Tonio, prend tout son relief par l’incarnation puissante de Carlos Almaguer, désirant, menaçant et torve autant que l’on peut le souhaiter. Quant à Beppe, le dernier saltimbanque, Stanislas de Barbeyrac lui prête la séduction d’un physique avenant et d’une voix de ténor fort bien timbrée et prometteuse.
Le choeur se donne à fond et sa prestation est fort satisfaisante. Mais c’est au chef d’orchestre que nous adresserons les plus vifs éloges. Venu remplacer Giuliano Carella immobilisé par une mauvaise chute, Fabio Maria Carminati a retrouvé un orchestre avec lequel le courant était déjà passé, et dont il va devenir – ceci confirmant cela – le premier chef invité. Sous sa direction d’un lyrisme affirmé mais toujours mesuré, cherchant la musique et non le pathos, il a obtenu des musiciens une ferveur contrôlée grâce à laquelle les ouvertures et les interludes ont été savourés dans leurs moindres nuances. Cette conception « dégraissée » d’ouvrages naguère encore alourdis par le pathos est peut-être symptomatique de notre époque ennemie des sauces; elle rend en tout cas beaucoup plus digestes et délectables des oeuvres qui y retrouvent leur dignité musicale. Que ses artisans en soient remerciés.
Maurice Salles