Trois soirs de suite, devant une salle archicomble, la trilogie Mozart/Da Ponte déploie ses trésors pour le bonheur de tous. Adrian Noble aborde les trois ouvrages dans un esprit shakespearien. Par un effet de distanciation surprenant, il dépayse son public en situant les actions à diverses périodes et dans divers lieux des Etats-Unis, soulignant ainsi l’universalité des œuvres représentées. On commence par les années soixante, sur une plage californienne (Santa Monica) qui accueille l’action de Cosi fan tutte, puis on remonte le temps d’une dizaine d’années environ pour se retrouver dans une luxueuse demeure à Washington où le Comte Almaviva occupe un poste diplomatique important. L’on termine avec les années trente, dans le quartier de Little Italy à New-York où Don Juan fait des ravages. Et cela fonctionne. Il nous tient en haleine, la tension ne cesse de monter, à l’exception du premier acte des Nozze di Figaro où le libertinage n’est pas de rigueur car c’est la lutte des classes qui prime. A partir de l’acte deux, l’aura amorosa revient progressivement et le rythme s’accélère, jusqu’à l’apothéose de Don Giovanni.
En bon shakespearien, le metteur en scène1 met l’accent sur la complétude du buffo et du seria, ressort essentiel de la dramaturgie Mozart/Da Ponte. Ainsi, le trio du deuxième acte de Don Giovanni « Ah taci, ingiusto core » est traité en farce qui tourne au vinaigre. Leporello se prend au jeu et quand Elvire lui tombe dans les bras, leur folle sensualité se donne libre court (comme on l’a rarement vu), à demi cachée derrière du linge qui sèche. Le retour à la réalité rend plus tragique encore la découverte par Elvire de sa méprise. De tels contrastes sont exploités tout au long de la trilogie avec la plus grande efficacité. L’atmosphère shakespearienne est particulièrement dense lors de la scène du cimetière. Pendant que Don Juan joue les iconoclastes et Leporello le bouffon, la statue, dorée, nimbée de lumière, fascinante, gagne noblement son piédestal qui s’élève peu à peu.
Autre caractéristique de l’interprétation, Adrian Noble réhabilite les héroïnes en les arrachant aux clichés habituels. Dans Cosi, il raconte l’inexpérience de la jeunesse qui prend la sensualité pour de l’amour. Dans Don Giovanni, ilfait d’Anna, souvent présentée comme perverse, une jeune fille comme Fiordiligi, très droite et sincère, qui repousse avec horreur son attirance pour l’assassin de son père..
On ne saurait trop féliciter Tom Pye pour l’esthétique de ses décors. Leur impeccable réalisation et la perfection des nombreux changements à vue suscitent l’admiration. Les éléments inutilisés restent suspendus à vue, montant ou descendant selon les besoins, comme par enchantement. Les chariots supportant les maisons de Little Italy (dont les quatre façades diffèrent) permettent de varier ad libitum les perspectives. Les beaux costumes de Deirdre Clancy valorisent la plupart des personnages2. Les éclairages de Jean Kalman et Japhy Weideman, en perpétuelle transformation, donnent relief et vie aux multiples tableaux et magnifient les arrière-plans, en particulier de superbes ciels diurnes et nocturnes en passant par l’aube et le crépuscule.
La cohésion entre les trois ouvrages est également assurée par les chanteurs qui, pour la plupart, incarnent plusieurs rôles. Daniel Behle, au merveilleux timbre de ténor mozartien, dévoile les correspondances entre les personnages de Ferrando et d’Ottavio par un jeu juste, sensible et attachant.Grâce à son aisance technique, son timbre solaire, sa voix riche en harmonique et ses dons scéniques, Maria Bengtsson interprète une Fiordiligi et une Anna inoubliables, tendres et passionnées, bien armées pour surmonter les souffrances traversées.
,L’impressionnant Vito Priante interprète un Guglielmo sensuel, plein de vitalité,. Son Figaro dont la joie de vivre contagieuse gagne tous ceux qui l’approchent, fait preuve d’une grande force intérieure. Par comparaison, la Suzanne de Valentina Farcas paraît bien pâle. Si le Chérubin de Tove Dahlberg est réducteur (il s’escrime dans le vide, attendrissant les femmes sans les attirer vraiment), son attachante Dorabella sort de l’ordinaire.
Lionel Lhote, baryton-basse au timbre très personnel, noir dans le grave, éclatant dans l’aigu, communique à son Leporello la lucidité philosophique de son Alfonso, sans pour autant perdre ses qualités de buffo. Elena Galitskaya incarne avec aisance et maturité les rôles de Despina, de Barberine et de Zerline. Doté d’une solide technique, son soprano léger s’élargit joliment dans l’aigu, Immense Masetto, typisuement russe, de Grigori Soloviev, Don Juan voluptueux de Markus Werba, qui sait aussi avoir du mordant. L’impact vocal du Comte Almavivade Rudolf Rosen n’a d’égal que sa prestance scénique. A ses côtés, Helena Juntunen incarne une Comtesse restée plébéienne, souvent au bord de l’hystérie, qui accède à la noblesse au cours des deux derniers actes.Malheureusement, la voix manque de legato et d’homogénéité, ses forte sont parfois hurlés. L’irrésitible Basile de Jean-Paul Fouchécourt rappelle celui de l’inoubliable Michel Sénéchal. Andreas Bauer qui campe un Bartholo bourgeois inusuel devient grandiose en statue du Commandeur. Citons enfin Marc Labonnette, jardinier convaincant qui rappelle les autres à l’ordre et détient la vérité..
Quant au jeune chef Stefano Montanari3, c’est un véritable phénomène où le pire côtoit le meilleur. D’un côté, les ouvertures dirigées comme un pensum, certains tempi, pris à un train d’enfer, qui essoufflent les chanteurs et nuisent à la qualité du son, ainsi que de nombreux décalages. De l’autre, des sonorités parfois bouleversantes, un sens dramaturgique inné qui pourrait le conduire loin s’il se disciplinait davantage.
1- Adrian Noble a dirigé de 1991 à 2003 la Royal Shakespeare Company, l’une des troupes les plus influentes de Grande Bretagne, basée à Stratford-upon-Avon.
2- Trois exceptions : la robe courte et le tablier tristounet de Suzanne en chambrière accentue sa gaucherie ; le négligé qui découvre des dessous de soie peu affriolants de la comtesse n’offre guère d’attraits, pas plus que la jupette en jean de Fiordiligi lors de la scène du jardin. Enfin les costumes d’Elvire ne conviennent pas à la chanteuse qui les porte.
3- Instrumentiste (piano et violon), il s’est ensuite orienté vers la direction d’orchestre baroque. Il débute dans le lyrique, n’ayant encore dirigé que trois opéras de Donizetti.