Réunir sans césure L’Ode à Sainte Cécile et Didon et Enée, telle est la gageure soutenue par le metteur en scène Massimo Gasparon avec l’aide de son maître Pier Luigi Pizzi, qui signe décor et costumes. Il n’y parvient qu’au prix d’une manipulation dont l’habileté, jointe à l’indéniable réussite esthétique du spectacle ne fait pourtant pas oublier ce qu’elle a de spécieux.
En pratique, l’opéra est inséré dans le déroulement de l’Ode aux cinq sixièmes de celle-ci ; au terme de l’opéra, les deux derniers numéros de l’Ode sont exécutés. C’est, peut-on lire dans le programme de salle, du « théâtre dans le théâtre ». Or l’Ode, faut-il le rappeler, n’appartient pas à ce domaine. Elle a satisfait en 1692 à une commande de musiciens professionnels réunis en Société de Musique désireux d’honorer leur sainte patronne Cécile. Occasion de démontrer brillamment leur virtuosité, elle est avant tout à vocation spirituelle ; ne racontant pas d’histoire, le poème de Nicholas Brady exalte la suprématie de l’orgue, instrument de la Sainte, sur tous les autres, et la vertu de la Musique, cet art merveilleux grâce auquel le monde terrestre accède au monde céleste. Ce manifeste à la fois artistique, corporatiste et religieux d’inspiration néoplatonicienne, que devient-il dans cette production ?
En fait, il est accommodé, tout comme Didon et Enée, dans un moule préexistant, celui d’une production antérieure du rossinien Voyage à Reims, signée elle aussi par Pier Luigi Pizzi. Dans une demeure patricienne, un grand salon de style néo-classique s’étale au devant d’une entrée à colonnes surplombée d’une galerie ; cet espace communique avec les larges dégagements qui le flanquent et facilitent service et regroupements. Des aristocrates à la mode de la Restauration – recyclage des costumes – s’y retrouvent pour une exécution privée de l’œuvre où ils se sont réservé les emplois de solistes ; les domestiques, eux, sont chargés des lumières et du déplacement des meubles comme du soutien choral et des parades où ils exhibent en procession les divers instruments évoqués. Massimo Gasparon organise les évolutions de la manière la plus habile et la plus élégante, en particulier dans des effets de symétrie.
Dans ce contexte de divertissement mondain Didon et Enée est inséré dans l’Ode comme un épisode amplifié qui illustre le pouvoir de la musique à donner forme et expression aux sentiments. On est loin de l’esprit d’une œuvre dont la vocation, comme celle de l’Esther racinienne créée (peut-être) la même année dans des conditions comparables, est pédagogique et morale. La mort de la reine, sans cause matérielle apparente, vaut dans sa brièveté tous les développements sur les dangers mortels de la passion amoureuse. Dans le spectacle, Didon s’empoisonne avec l’aide de Belinda, meurt, on la pleure, on l’emporte et l’Ode reprend son cours, un duo et le brillant choeur final – reprise du Hail ! Bright Cecilia initial – qui donne lieu à un tableau d’ensemble dont la composition évoque aussi bien des peintures hagiographiques que le final d‘une revue.
Ainsi, cette hybridation ne sert ni l’Ode, dont la portée spirituelle se dilue dans le spectacle, ni l’opéra, dont la leçon finale perd de sa force dans ce contexte. En outre, le décor unique a pour conséquence que les divers lieux prévus par Purcell – défi aux règles françaises de l’unité de lieu – ne peuvent être suggérés que par des lumières, comme l’antre des sorcières, ou une pantomime, comme la chasse où le cerf est un serviteur porteur d’un trophée, sans que jamais le salon se fasse oublier, malgré quelques habiles modulations d’éléments du décor et une utilisation optimale de l’espace. En somme, l’adaptation scénique a soumis les œuvres à ses besoins, et non l’inverse. Quelle que soit la beauté plastique du spectacle, soulignée par les éclairages de Marc-Antoine Vellutini et nourrie des références culturelles innombrables de Pier Luigi Pizzi, on ne peut donner quitus pour autant à ses concepteurs.
L’exécution musicale, malheureusement, s’inspire elle aussi du principe de l’hybridation. L’idée d’enrichir l’orchestre de l’opéra d’un continuo confié à des musiciens de l’ensemble baroque Les Bijoux Indiscrets, dont la fondatrice, Claire Bodin, tenait le clavecin, n’a rien de répréhensible en soi, mais le résultat n’a rien de probant. L’atmosphère dominante reste celle des enregistrements des années 50 mâtinée discrètement çà et là de sonorités plus conformes aux exécutions se voulant philologiques. Giuliano Carella mène l’ensemble sans heurt, mais sans relief particulier ; il ne peut rien contre les écarts des trompettes, alors que les discordances du sabbat des sorcières nous ont semblé fort peu éloquentes. La bonne volonté du chœur, sans doute entière, ne suffit pas à recréer le miracle du Freischütz ; néanmoins après un flottement initial – du moins est-ce le ressenti, lié peut-être à notre placement – l’exécution est honorable.
Cet adjectif d’actualité peut qualifier les prestations des chanteurs, dont la plupart passent de l’Ode à l’opéra par un changement de costume, parfois seulement d’accessoire. Satisfecit global pour Cécile Galois, Aurore Ugolin et Jennifer Michel, réserves pour la voix de Sophie Desmars, légèrement acidulée, et celle de Svetlana Lifar, aux graves impressionnants mais à l’émission souvent engorgée. La jeune basse toulonnaise Cyril Costanzo a des supporters bien en voix ; la sienne impressionne par la qualité du timbre et de la projection. Légère déception en revanche pour le baryton Sébastien Lemoine, en panne de souplesse. Rien de plus légitime que le succès de Manuel Nunez Camelino, bien plus à son aise que dans un Tonio entendu naguère.
En invité de dernière heure, Markus Werba est un Enée de luxe, que sa musicalité et sa prestance rendent digne des vœux de la reine de Carthage. Ce rôle de Didon, Anna Caterina Antonacci l’interprète, cela ne surprendra pas, avec un art souverain, aussi bien vocalement que scéniquement, réussissant malgré le contexte peu favorable à l’émotion à bouleverser le public par une intensité expressive toujours corrélée exactement à la musique. Elle est la triomphatrice d’une soirée dont on sort, évidemment, mi figue mi-raisin.