Commande du Festival, Thanks to my Eyes est né d’une pièce écrite en français par Joël Pommerat. Le texte a été concentré, puis traduit en anglais pour former un livret relativement mince mais intense en émotions. La musique en a été confiée au jeune compositeur Italo-Suisse, mais émigré aux Etats-Unis, Oscar Bianchi, dont c’est ici le premier opéra.
Répartie sur 24 tableaux, qui sont autant d’instantanés arrachés au temps qui passe, l’intrigue est assez simple : Aymar vit sur la falaise, entre un père, qui fut clown à succès et dont il voudrait suivre la trace, et une mère guettée par Alzheimer. Aymar reçoit, par l’intermédiaire de l’Homme aux cheveux longs, de nombreuses lettres d’admiratrices qui l’ont vu dans son premier spectacle ; il reçoit aussi les visites de deux femmes, l’une brune, l’autre blonde, facettes diurne et nocturne d’un personnage presque unique. Le regard sans confiance porté par le père sur son fils, la soumission totale de la mère et l’incommunicabilité entre tous les personnages créent – tout à fait délibérément – un climat de malaise général entre rêve et réalité, glauque et oppressant, exprimant une grande souffrance à laquelle le spectateur a bien du mal à résister.
C’est peu de dire que l’écriture musicale de Bianchi n’a rien de lyrique. Sollicitant les musiciens dans des registres inhabituels, kaléidoscope de couleurs fragmentées, sa texture instrumentale très imaginative est faite d’éclats sonores dispersés dans tout le spectre, qui forment un paysage aux limites du réel, austère et étrange, assez propice à l’introspection. L’intrusion des voix dans cet univers un peu hostile est déjà un défi en soi ; elles sont traitées très instrumentalement, sans lyrisme aucun, le texte fragmenté par syllabe, débité avec une irritante lenteur, la ligne musicale sans cesse interrompue, sans plus aucun sens de la phrase, que l’auditeur doit entièrement reconstituer (ou suivre sur le banc-titre) pour comprendre le développement de l’intrigue. Le résultat sonore global fait penser aux restes d’un sombre vitrail qui aurait volé en éclats par une nuit sans lune, après la prochaine apocalypse.
La mise en scène, que signe également l’auteur du livret, est particulièrement efficace pour traduire l’atmosphère pesante et sombre qui règne dans cette famille : avec des moyens très réduits (la falaise, un banc, un lit, le costume du clown et quelques accessoires), elle traduit la souffrance, l’isolement, les rêves impossibles et la folie qui guette.
Les chanteurs, sollicités aux limites de leurs possibilités vocales et expressives, relèvent le défi avec courage et audace : Hagen Matzeit dans le rôle d’Aymar, principalement dans le registre du contre-ténor, est très émouvant et criant de vérité dans son rapport avec le père, ses hésitations avec les femmes, ses peurs à affronter le monde. Le père, moins subtil, plus monolithique, est campé avec force et brio par Brian Bannatyne-Scott ; les deux femmes, respectivement Keren Motseri et Fflur Wyn, personnages représentant le monde extérieur dans lequel il est si difficile de trouver sa place, sont bien caractérisées, et apportent la seule note claire dans cet univers si sombre. Du côté des rôles parlés (ou muets), Anne Rotger campe avec émotion (et en français) son rôle de mère résignée sombrant dans le néant, et Antoine Rigot, venu du monde du cirque, celui plus ambigu du mystérieux messager dont on ne sait rien.
L’ensemble Modern, dirigé par Franck Ollu, très à son affaire face à cette partition difficile, ne contribuera certes pas à la rendre moins âpre ou moins austère aux oreilles peu sensibles à ce type d’univers sonore ; on sort de la représentation – par ailleurs très applaudie du public aixois – sans espoir ni lumière.