La spécificité de Bregenz est – plus encore qu’à Vérone – l’énormité des décors et la complexité de machineries reprenant en la décuplant la grande tradition des théâtres populaires des XIXe et XXe siècles. Des spectacles qui attirent en moyenne 300 000 personnes, un amphithéâtre de près de 7 000 places, Bregenz s’est spécialisé dans les « grosses machines » spectaculaires. Et si l’on accepte de voir un spectacle lyrique sonorisé (excellemment par Wolfgang Fritz), compressé en 2 heures maximum sans entracte, et de ne pas connaître au moment de la location le nom des interprètes, tous en alternance, tout va bien, on ne risque pas d’être déçu.
Cette proposition acceptée, transposer la Révolution française sur les eaux du lac de Constance n’était pas évident. On pense bien sûr à l’épisode peu glorieux des noyades de Nantes, mais l’idée du scénographe David Fielding d’utiliser la figure emblématique de Marat dans sa baignoire après le coup de couteau fatal de Charlotte Corday, tel que David nous l’a transmise, est – n’ayons par peur des mots – tout bonnement géniale. L’énorme présence de ce personnage, sorte de Gulliver figé dans la mort, rend encore plus étonnante l’agitation fébrile et souvent désordonnée des Révolutionnaires lilliputiens. Plusieurs scènes sont ménagées dans l’immense espace, accrochées à des hauteurs diverses, dont un livre ouvert, réservé plus particulièrement à André Chénier S’y ajoutent les yeux, la bouche et l’intérieur du crâne de Marat (la tête s’ouvre en basculant en arrière), où le bouillonnement du cerveau se transforme en autodafé infernal des livres de Chénier. Des projections viennent parfois animer, en ombres chinoises, l’espace du livre ouvert ; des surtitres en allemand sont projetés sur des éléments du décor. Pour les très beaux costumes de Constance Hoffman, le choix a privilégié une approche de la Révolution à partir de l’iconographie traditionnelle (costumes pimpants et colorés des Révolutionnaires), mais aussi en recréant les costumes des nobles un peu genre Bal des Vampires : le premier acte est à cet égard inénarrable, sorte de grotesque ballet de lilliputiens se trémoussant entre l’énorme pouce de Marat et une maquette rose-bonbon et or de la Bastille.
La mise en scène de Keith Warner est en effet d’une inventivité et d’une variété infinies, collant parfaitement à l’action sous les beaux éclairages de Davy Cunningham. Le fil conducteur de toute la représentation est la Mort qui rôde sans cesse avec sa faux – y compris en barque – dans les endroits les plus divers, ramassant ça et là quelque cadavre. Le metteur en scène s’approprie tous les poncifs du genre (noblesse dorée insouciante et frivole, scènes d’émeute avec têtes au bout de piques etc.), mais la guillotine n’apparaît qu’à la fin, en ombre projetée sur les deux interprètes principaux. Les scènes de foule sont aussi bien réglées que les scènes intimistes ; s’y ajoutent des artistes venus du cirque, varappant à qui mieux-mieux, plongeant dans le lac du haut du décor ou virevoltant au bout de filins. On aime ou on n’aime pas, mais le résultat est globalement bluffant. La grande intelligence de la mise en scène a enfin pour autre qualité de rendre plus digeste une œuvre qui n’est pas des plus connues du grand public et qu’il est donc courageux de monter : pas une place libre, le public assiste avec la plus grande attention – dans un silence presque religieux – à ce spectacle foisonnant d’une durée de deux heures sans entracte.
André Chénier est interprété par le Mexicain Héctor Sandoval, qui a étudié notamment avec Plácido Domingo. Nous avions déjà aimé la musicalité de son Radamès de Stuttgart en 2008 (cf. notre compte-rendu), nous le retrouvons en pleine maturité : son Chénier est aussi bien interprété que chanté, avec toute la jeunesse et la fougue voulues, la vaillance vocale nécessaire, mais aussi une ligne exemplaire et un beau sens du phrasé et des nuances. Il se hisse avec cette prestation au rang des grands ténors internationaux. Norma Fantini est une Madeleine de Coigny très présente, dans une grande forme vocale. Peut-être plus belcantiste que vériste, elle reste plus traditionnelle que les deux autres protagonistes, mais n’en propose pas moins une belle interprétation, très musicale. Scott Hendricks, habitué de l’Opéra de Paris et des grandes scènes internationales, chante Charles Gérard d’une voix solide et musicale à la fois, sans caricaturer le personnage ni tomber dans l’excès et en gardant tout le long de la représentation un rythme très soutenu. On retrouve avec plaisir Rosalind Plowright dans deux rôles (la comtesse de Coigny et Madelon) auxquels elle imprime tout son savoir faire scénique et vocal avec en prime, pour la première, tout son humour. Nous ne dirons rien de Krysty Swann (Bersi), le seul maillon faible qu’il vaut mieux oublier. Tout le reste de la distribution – il est impossible de citer tous les chanteurs – est d’excellent niveau. Le chef Ulf Schirmer, que l’on peut suivre, ainsi que l’orchestre et certains solistes, sur deux écrans géants de part et d’autre de la scène, mène fort bien un orchestre de qualité et d’excellents chœurs, dans des conditions d’exécution pourtant difficiles (l’orchestre, invisible, est délocalisé loin de l’espace scénique) : une belle réussite.