S’il faut en croire l’applaudimètre et les rappels qui nous ont d’ailleurs valu la reprise du chœur final, la majorité des spectateurs du Théâtre des Champs-Elysées ont passé une excellente soirée. Deviendrions-nous impossibles à satisfaire ? Nous venions attirés par la distribution car, avouons-le, d’Alan Curtis, nous n’attendons plus de miracle. Toutefois, nous conservions l’espoir qu’un tel casting parvienne au moins à l’arracher à son flegme, pour ne pas dire à sa torpeur, et l’inspire, ce qui, en fait, n’arriva qu’après l’entracte et pour de trop brefs moments. Un ouvrage dramatiquement aussi abouti que Giulio Cesare n’a pas besoin d’une mise en scène ni même d’une mise en espace : il lui suffit d’être porté par une vision et incarné. Si nous n’avons pas entendu un opéra, mais un concert, la responsabilité en incombe d’abord au chef. A cet égard, les coupes sombres pratiquées dans la partition retenue pour cette soirée ne vont pas sans dommage pour la lisibilité et la cohérence de l’action. La disparition du tribun Curio ne constitue pas exactement une perte, en revanche, il nous faut déplorer la suppression – étonnante de la part d’un haendélien d’ordinaire si scrupuleux – de scènes entières et d’un certain nombre d’airs, ce dont souffre en particulier la psychologie de Tolomeo.
Même avec une formation de poche (adieu paires de cors, harpe, gambe, etc.), à défaut de grandeur et de variété, un chef qui a le théâtre dans le sang et de l’imagination à revendre sait planter le décor, suggérer un climat, imprimer surtout élan et tensions au drame et galvaniser ses troupes. Las ! Pour le théâtre, la passion, la puissance d’évocation, il fallait… revenir deux jours plus tard, le dimanche 27 novembre. Avec un effectif encore plus réduit que celui d’Il Complesso Barocco, I Virtuosi delle Muse nous offraient une extraordinaire leçon de musique vivante, prenant des risques et les assumant jusqu’au bout. Au programme de cette matinée : un pilier du répertoire instrumental cette fois, Les Quatre Saisons de Vivaldi, transformées par ces démiurges en une fresque dantesque et palpitante. L’audace et l’investissement, voilà ce qui manquait précisément à Curtis et à plusieurs solistes d’une affiche qui est loin d’avoir tenu toutes ses promesses.
Cléopâtre apparaît généralement comme la figure centrale de l’opéra, plus dense et complexe, mieux dessinée et plus richement dotée musicalement que les autres protagonistes au point d’ailleurs de voler la vedette à Jules. Rien de tel en l’occurrence. Le soprano de Karina Gauvin semble, a priori, tout indiqué pour habiller cette belle intrigante : pulpeux, agile et brillant, mais tellement séduisant que l’artiste en oublie justement de séduire, entendez de jouer la séduction, comme si elle succombait à ses propres charmes. Cette Cléopâtre garde un maintien, une distance aristocratique dont ne peuvent s’accommoder la frivolité et la grâce primesautière de la jeune reine. De surcroît, elle se montre par trop pudique pour s’épancher vraiment (« Se pietà », plastiquement irréprochable mais si peu habité). En outre, Gauvin ne s’approprie aucune des superbes gemmes qui sertissent sa partie, ses Da Capo frisant l’indigence. Le duo des amants révèle lui aussi un décalage frappant entre le son – banal et impersonnel – et l’image – saturée de minauderies. Cette Cléopâtre trop belle en son miroir ne peut que s’incliner devant le César bouillonnant de Marie-Nicole Lemieux. Ses manières, son style pourront choquer (d’aucuns fustigeront sans doute ce « Presti omai » outrageusement débraillé, voire bestial), la Québécoise en fait beaucoup, se promène sur la corde raide et n’évite pas toujours l’accident (l’attaque piano d’ « Aure, deh, per pietà »), mais au moins César vit et respire. C’est la seule qui se lâche vraiment, la seule aussi qui connaît suffisamment son rôle pour oser détourner les yeux du pupitre et plonger dans ceux de sa partenaire. Bien sûr, à force d’entendre Marie-Nicole Lemieux, nous finissons par la connaître et même, à travers ses sourires conquérants, ses airs de défi ou ces ahanements sauvages qui surgissent à la fin des airs de bravoure, par la reconnaître, car la cantatrice se fond moins dans son personnage qu’elle n’exprime sa personnalité. Son show enchantera les uns, horripilera les autres, mais depuis Sarah Connolly à Glyndebourne (MacVicar/Christie), summum d’élégance et de fantaisie, nous n’avions pas entendu de « Se in fiorito » aussi ludique et jouissif.
Tolomeo carnassier et vipérin il y a quelques années, Romina Basso allège son émission, affine couleurs et inflexions pour brosser un portrait tout en délicatesse, mais peut-être aussi trop léché, de Cornelia. Un temps annoncée en Sesto, Julia Lezhneva nous a fait faux bond. Avec Emoke Baráth, le fils de Pompée régresse à l’âge tendre, frêle oisillon au bord du nid don les ardeurs belliqueuses laissent rêveur. Mère et fils se cherchent vainement dans un « Son nata a lagrimar » statique et qui jamais ne décolle. L’épée de bois de ce garçonnet au souffle court suffirait pourtant à terrasser l’inoffensif Tolomeo de Mary-Ellen Nesi. Qu’est-il donc arrivé à l’incisive Médée (Teseo) acclamée ici même en début d’année ? Le mezzo grec n’est manifestement pas dans un bon soir. L’Achilla de Johannes Weisser a une autre ampleur, mais manque, lui aussi, de relief et d’idées. Ce n’est pas un rôle inépuisable, mais des artistes tels que Luca Pisaroni ou Christopher Maltman nous ont montré, chacun à sa façon, qu’il était possible d’en tirer quelque chose.