Tiens, revoilà les chaises. On avait oublié ces derniers temps à Paris cet accessoire indissociable des mises en scène contemporaines. Dans un opéra foutraque comme La Force du destin, il trouve pourtant toute son utilité. Renversées ou alignées, ajoutées au plateau noir incliné qui fait office de décor, ces chaises présentent l’avantage d’unifier un récit pour le moins désordonné. Elles ont aussi la bonne idée d’éviter aux choristes, très présents du début à la fin de l’œuvre, de rester plantés sur scène les bras ballants comme on l’a vu trop souvent ailleurs. A défaut de pouvoir le vérifier dans le programme rédigé de A à Z en néerlandais (exception faite du synopsis), le souci premier de Michael Thalheimer, nous semble-t-il, a été de donner un semblant de cohérence à un opéra qui pèche d’abord par son livret. D’où les chaises, le décor unique et aussi des costumes intemporels, des tableaux enchaînés sans transition, comme pour ne pas perdre le fil ténu de l’intrigue, ou encore Preziosilla, personnage à l’intérêt dramatique contestable, promue allégorie du destin. Bien vu ! On se contentera de regretter un usage immodéré de l’hémoglobine. Dans la 2e partie, c’est à qui maculera le plus sa chemise de sauce tomate (voir trailer ci-dessous).
Simple faute de goût d’un spectacle dont l’un des intérêts est de proposer la première version de La Forza del destino, celle de 1862, rarement représentée depuis que le compositeur a revu sa copie sept ans plus tard pour la création milanaise. Outre l’ouverture, réduite à un simple prélude, et la fin de l’opéra, qui voit le suicide d’Alvaro avec intervention du chœur dans un geste musical annonciateur du Requiem, les principales différences se situent au 3e acte. La scène du camp est placée au milieu de l’acte et un air avec cabalette, dont le contre-ut n’a rien à envier à celui de la « pira », sert de final. Mikhail Agafonov peut y faire valoir une bravoure à décorner les bœufs. Plus bombardier que tireur d’élite, le ténor passe parfois à côté des notes et ne s’embarrasse pas de nuances. Le « Oh, tu che in seno agli angeli » pris à pleine voix est une déclaration de guerre, pas une romance. Mais les duos entre Carlos et Alvaro affichent un taux de testostérone propre à combler les amateurs de sensations fortes. Dans ce combat sans merci, Vladimir Stoyanov peut mieux qu’à La Bastille venir à bout d’un rôle qui, s’il ne fait pas dans la dentelle psychologique, n’en demande pas moins de vaillance.
De la Leonora de Catherine Naglestad, on pouvait craindre les duretés et les défauts d’intonation caractéristiques des voix verticales. A tort. L’émission n’est pas ce qu’on fait de plus italien mais chaque phrase tombe juste. Seule l’ampleur de « Madre, pietosa Vergine » au 2e acte pousse la soprano dans ses retranchements. Le duo qui suit, avec le Padre Guardiano de Christof Fischesser, d’une clarté et d’une jeunesse revigorante dans un rôle que l’on a trop confié à des basses profondes, est un sommet d’intensité. La recherche de vérité dramatique se fait parfois au prix d’un registre grave disjoint mais certains traits discutables sont largement rachetés par des aigus placés sur le fil de la voix. Une « Virgine degli angeli » en apesanteur et aussi dans « Pace, pace, mio Dio » quelques notes à décoller de son fauteuil sont des moments de grâce.
Au second plan, on remarque le Fra Melitone, bien chantant mais trop sérieux de Josef Wagner, et le Trabucco très présent de Gijs Van de Linden. En Preziosilla, Viktoria Vizin est une gitane d’une étoffe luxueuse et d’une distinction bienvenue à laquelle ne manque qu’un peu plus d’aisance dans l’aigu. On mettra l’excès de conviction du Koor van de Vlaamse Opera sur le compte de la disposition des choristes qui empêche les effets de spatialisation sonore voulus par Verdi, et les sècheresses du Symfonisch Orkest au débit de l’orchestration de 1862.
Animé par le même souci de vérité théâtrale que Michael Thalheimer, Alexander Joel conduit le drame à toute vitesse, comme s’il craignait que le moindre temps mort n’en révèle les faiblesses. Inutile précaution, la découverte de cette version de 1862 dans de telles conditions d’interprétation suffit à captiver d’un bout à l’autre de la représentation.
Trailer La Forza del Destino – Verdi from Vlaamse Opera on Vimeo.