Boris Godounov, avec ses 3h30 de musique, ses proportions ambitieuses, sa liste de personnages plus longue que la ligne de chemin de fer transsibérienne et sa succession de tableaux où l’action et les personnages comptent finalement moins que la peinture, par touches successives, d’une gigantesque fresque sur l’âme et l’Histoire de tout un peuple, passe pour la quintessence de l’opéra russe. Que l’on revienne à la version initiale de 1869, jamais jouée du vivant de Moussorgski, et la face de l’œuvre en est changée. Sept tableaux sans entracte, sans acte polonais, sans le personnage de Marina et sans l’émeute finale, qui font passer comme l’éclair une intrigue tendue et ramassée : voilà qui aiguise la tragédie vécue par Boris, sa folie et sa mort devenant les sommets indiscutables de la partition ; l’ajout de la belle plainte de Xenia au début de la cinquième scène, les sensibles différences que l’on remarque et dans l’orchestration et dans le livret : voilà qui nous montre un opéra très distinct de ce que l’on a l’habitude d’entendre, et dont la portée esthétique laisse songeur. Boris Godounov dans la version de 1869 n’a pas le faste grandiose de sa sœur de 1872, mais est-elle moins caractérisée, d’une certaine manière « moins russe » pour autant ? Plus brève et plus violente, la première mouture annonce Prokofiev et Chostakovitch quand la révision ultérieure veut revenir à Glinka. Faut-il en déduire qu’elle lui est supérieure en montrant plus d’audace ? Soulignons plutôt que Moussorgski a su accomplir l’exploit, en deux versions d’une même œuvre qui en réalité ne sont pas loin de faire deux œuvres bien distinctes, de relier d’un trait de plume la tradition et l’avenir de la musique en Russie.
Le tranchant de la partition initiale se retrouve dans la crudité du spectacle de Yannis Kokkos, où émerge d’une scénographie crépusculaire les dorures du trône et du costume de Boris, inutiles avatars d’un pouvoir qui, sous le décorum, ne cache pas l’horreur de ses origines, ni la noirceur de ses desseins. Le geste épuré de Tugan Sokhiev, à la tête d’un effectif orchestral relativement aminci, sait répondre à ce théâtre sans apprêt ; ce Moussorgski qui pourrait déconcerter tant il évite le grandiose que l’on avait l’habitude d’associer à sa musique touche juste, au cœur du drame. Et que les nostalgiques d’une texture lyrique plus foisonnante se rassurent : les choristes sont là pour exhaler des parfums de Grande Russie…
Les solistes aussi, et presque un peu trop : aurait-il fallu avoir l’audace d’imaginer une distribution jeune, alerte et inattendue, pour rendre pleinement justice à ce Boris foncièrement inhabituel ? Ferruccio Furlanetto trouve là son meilleur emploi, où l’amenuisement du timbre, l’affaissement du phrasé et la faiblesse du legato sont loin d’être aussi rédhibitoires que dans les grands emplois verdiens qu’il promène sur toutes les scènes du monde. Hallucinée à l’excès, d’un goût parfois contestable, l’incarnation, indéniablement impressionnante, finit par convaincre. Davantage que celle de Kurt Rydl, surexploité ces temps-ci (un Baron Ochs un soir, une représentation de Boris le lendemain : quelle santé !), Pimen un peu trop engorgé pour livrer au rôle toute l’ampleur requise. Si Jorma Silvasti cherche en vain le volume qui pourrait rendre à Chouïski un peu de son impact, Marian Talaba en Grigori, Stéphanie Houtzeel en Fiodor, Ileana Tonca en Xenia et Andreas Hörl en Varlaam esquissent, en un temps fatalement compté, des portraits saisissants. Qui n’ont pas toujours le loisir de sortir de leurs cadres pour partir à la rencontre les uns des autres, mais qui donnent à l’ensemble de la galerie toute son atmosphère : en retrouvant ses couleurs premières, la fresque nous saute aux yeux avec une force insoupçonnée…