Meier, Seiffert et le tournoi de vérisme de la Wartburg
par Clément Taillia
Qui s’apprête à applaudir Waltraud Meier et Peter Seiffert s’attend davantage à voir Tristan, Tannhäuser ou Lohengrin que Cavalleria Rusticana. Santuzza est pourtant de longue date au répertoire de la première : de cette femme blessée, elle a la véhémence rageuse et l’ardent désespoir. La voix a perdu de ses couleurs et les aigus de leur impact depuis ses flamboyantes interprétations au Met, ou à Ravenne, sous la direction de Riccardo Muti, mais la tragédienne ne cesse de gagner en profondeur, et son personnage, qui fascine autant qu’il bouleverse, attire vers lui tous les regards. Le second fait pourtant depuis plusieurs années le pari de plier son généreux Heldentenor aux cadres du drammatico, l’actuelle pénurie de grands spécialistes de ce répertoire encourageant il est vrai toutes les vocations. On admire tout ce que la voix a d’ample et de sonore, et combien elle maîtrise impérieusement un rôle qui la met moins en difficulté que ne le faisait Otello en janvier dernier. On admire l’éloquence de la diction, la robustesse presque brutale de l’incarnation, sans parvenir à faire l’impasse sur une absence, celle de legato, et sur un envahissement, celui d’un vibrato très présent dès le haut-medium. La part d’italianità de ce Mascagni aux fausses allures de fête de la bière est assumée par Lucio Gallo, qui compense une voix assez commune par une infinie connaissance de ce répertoire.
Changement de registre après l’entracte avec un Pagliacci de facture beaucoup plus classique, porté par des chanteurs bien chez eux dans l’univers de Leoncavallo. Beau Canio de Gustavo Porta, dont la voix se permet toutes les nuances en ne s’autorisant aucun excès, Nedda experte et délurée de Tamar Iveri, plus à son aise qu’on l’aurait imaginé dans un rôle qui la pousse à sortir de la retenue expressive qui est un peu sa seconde nature, Beppo et Silvio idéalement antipathiques de Ho-yoon Chung et Tae-Jong Yang, Lucio Gallo plus à son aise, enfin, dans le personnage de Tonio que dans la tessiture très tendue du prologue.
Quand les aléas des distributions (excellentes, précisons-le, chacune dans leur genre) peinent à faire entendre en Cavalleria Rusticana et en Pagliacci deux œuvres sœurs, c’est à l’orchestre que revient de souligner toutes les gémellités entre ces deux petits chefs-d’œuvre véristes. Le geste large, toujours prompt à faire rutiler l’orchestre sans nuire aux chanteurs, Asher Fisch peut compter sur son expérience, acquise entre Berlin, Seattle et le Volksoper de Vienne, pour animer la soirée avec une passion et un souffle jamais pris en défaut.
Là est aussi le travail du metteur en scène. Avec Jean-Pierre Ponnelle, on en arrive à se demander si l’on a bien changé d’opéra après l’entracte : même décor aride de village de Calabre, même atmosphère oppressante, où l’on sent que les rumeurs courent plus vite que la poussière, même utilisation des artefacts de la scène (le prélude de Cavalleria Rusticana est prétexte à une mise en abyme où l’on nous fait comprendre que Santuzza mène une vie de paria, la dernière scène de Pagliacci use avec tact du « théâtre dans le théâtre »),… rien de révolutionnaire dans ce métier très sûr, mais un spectacle déjà emblématique, qui franchissait, avec cette reprise, le cap de la centième représentation in loco.