Si nous tenions à voir cette reprise de Salome, ce n’était pas vraiment pour Emily Magee, ni pour Falk Struckmann. D’ailleurs, quand Emily Magee a annulé Salome pour remplacer Renée Fleming qui avait annulé Arabella, et quand Falk Struckmann a annulé pour faire comme d’habitude, nous ne nous sommes guère émus, n’en déplaise à ces excellents artistes. Nous ne nous sommes pas plus affolés en apprenant que Thomas Moser s’était fait remplacer par Wolfgang Schmidt pour la première représentation, et qu’au fond planait un doute sur sa participation à la deuxième, où nous assistions. Non, tout ce qui comptait, c’était elle : Gwyneth Jones, et son incroyable retour sur cette scène. Cette scène qu’elle avait quittée il y a plus de quinze ans, au terme d’ultimes Maréchale, Kundry, Ortrud et… Salome. Cette scène qu’elle a foulée pour la première fois en 1966, dans un Fidelio alors mis en scène par Karajan – à l’époque, l’indéboulonnable production d’Otto Schenk n’existait pas encore, puisque c’est elle qui la créera, quatre ans plus tard, sous la direction de Leonard Bernstein. Plus de 400 représentations, les plus grands rôles de son incroyable carrière, des partenaires enfin dont le prestige n’impressionne même plus, puisqu’il se confronte à sa propre légende, l’une des plus importantes de l’Histoire de l’opéra. Pour cette Histoire, pour ce passé, nous étions prêts à oublier ce que le présent a gardé d’une voix qui n’est presque plus rien, et dont on cherche, un peu désespérément, les traces d’un glorieux vestige au creux d’un aigu un peu moins éraillé qu’attendu, d’un grave un petit peu plus sonore que le précédent. Intact, en revanche, est le charisme de cette tragédienne marmoréenne, impassible et soudain animée d’une rage comme inextinguible, qui semble avoir tout compris de la femme straussienne. Est-ce réellement son magnétisme qui nous fascine, est-ce davantage le regard que nous portons sur elle qui n’a plus rien d’objectif ? La mystérieuse alchimie qui fait de certains artistes des mythes ne réside-t-elle pas dans cette question sans réponse ?
Autour de Gwyneth Jones, il y a quand même une distribution, qui valait la peine d’être entendue. Remplacement, donc, pour le rôle éponyme. Enjeu de taille pour Lise Lindstrom qui faisait, avec cette Salome imprévue, ses premiers pas au Staatsoper. La solidité de la voix, qui ne plie jamais face aux exigences tétanisantes du rôle, les teintes envoûtantes du timbre, la grâce aussi de la silhouette dessinent une très belle héroïne, séduisante jusque dans ses ambiguïtés les plus repoussantes, maîtresse du jeu aux confins d’une danse hypnotique. L’impact est moins évident du côté de Jochanaan, Markus Marquardt ne pouvant se prévaloir de la projection et de la puissance qui donnent au prophète ses marques de grandeur, mais Thomas Moserconvainc et convient toujours en roi libidineux : il a dû endosser le rôle à peu près autant de fois que Salome a été jouée à travers le monde ces vingt dernières années, mais son numéro, parfois guetté par la routine, n’est pas sans efficacité. De la pléiade de seconds rôles se distinguent le Narraboth du toujours excellent Marian Talaba et le page d’Alisa Kolosova.
Dommage que tout ce petit monde ait devant lui un mur presque infranchissable : l’orchestre déchaîné, mais pas spécialement nuancé ni subtil sous la direction d’Ulf Schirmer, et qui va à rebours du spectacle délicat de Boleslaw Barlog, dont les décors et les costumes, signés Jürgen Rose, jouent avec un bonheur certain la carte d’un exotisme fantasmé à la Gustav Klimt, étant par là-même plus fidèles à l’esprit de Richard Strauss, qui disait de Salome qu’il fallait la jouer « comme du Mendelssohn : de la musique de fée. » La seule à sortir totalement indemne de ce déferlement de décibels qui n’a rien de féérique, c’est encore Gwyneth Jones ; à croire que les râles de certains vaudront toujours mieux que les notes de beaucoup d’autres…