C’est un peu abusivement que l’œuvre de Feldman, composée en 1977, porte le sous-titre d’opéra. Il s’agit tout au plus une vaste cantate pour soprano et orchestre, conçue à partir d’un texte de Samuel Beckett, un bref poème de 10 lignes, lui même fort éloigné d’un livret. Pas de drame, pas d’intrigue donc, juste le pouvoir évocateur des mots, leur puissance poétique, exacerbée par une musique raffinée, d’une très grande diversité de timbre, mais qui ne se livre pas facilement.
Pour donner corps à cette œuvre rarement reprise depuis sa création, l’Opéra du Rhin, ce magnifique outil qui dispose de deux salles, deux orchestres, un chœur et une troupe de ballet composée de 48 danseurs (on est en Allemagne…) a demandé à son directeur artistique Martin Schläpfer de chorégraphier la pièce, sans doute pour lui conférer la dimension scénique qui lui fait si cruellement défaut. Idée originale, audacieuse et qui sur papier semble bien improbable. La musique de Morton Feldman en effet est tout sauf dansante, constituée de petites cellules répétées dont naît l’immobilité, de grands à-plats sonores qui invitent plus à la méditation qu’à la danse. Cette musique, bien que composée il y a plus de 35 ans, paraît encore très actuelle aujourd’hui ; elle n’a sans doute pas assez de chair pour prendre des rides, pas assez d’aspérités pour laisser prise au temps. Elle n’en est pas moins fort abstraite, aussi peu narrative que possible.
Renonçant à toute idée d’illustrer la musique, ou même simplement à synchroniser les danseurs avec les musiciens, la chorégraphie de Martin Schläpfer reproduit par petites touches des situations de la vie quotidienne, dispersées sur un immense plateau avec pour seul décor en fond de scène une grande structure alvéolée mise en relief par un éclairage changeant. Un peu partout, de petites formes s’animent, par groupes de deux ou trois danseurs, et créent un monde actif, multiforme, kaléidoscopique, dans une très belle lumière alliant les blancs, l’indigo et le sable. L’abondance des formules proposées, la diversité des membres de la troupe offrent un matériau très riche, qui permet toutes sortes de combinaisons et de variations et donnent véritablement vie à la partition. Une poésie très pure naît de cet incessant mouvement auquel l’immobilité de la musique sert de contrepoint, offrant aux spectateurs (hélas peu nombreux malgré la co-production avec le Festival Schumann) quelques véritables moments de beauté.
Toute la partie musicale est dès lors reléguée dans la fosse, où l’orchestre, le chef et la soliste luttent ensemble pour venir à bout d’une partition semble-t-il très complexe à mettre en place, comptant les temps avec une certaine raideur rythmique, mais colorant les timbres avec précision et raffinement, pour un résultat final fort aride, malgré tous leurs efforts. La soprano Marlene Mild se débat de surcroît avec une écriture vocale particulièrement ingrate, dans une tessiture sans cesse aux limites de la voix, comme si le compositeur avait voulu définitivement chasser tout lyrisme. Son timbre très clair et sa grande précision lui permettent cependant de venir à bout de la partition avec les honneurs, mais non sans fatigue.