On sait que parmi tous les opéras de Verdi, Le Trouvère est sans doute l’un des plus difficile à monter, tant il souffre d’un livret obscur, non linéaire, dont la plupart des éléments clés sont manquants. Pour faire face à ce défi, le jeune metteur en scène Dmitri Tcherniakov a pris un parti résolument transversal : il reconstitue une autre histoire, qu’il nous explique par didascalies, un peu moins obscure mais pas plus cohérente, resserrée dans une pièce unique, le huis clos d’un grande villa bourgeoise dix-neuf cent, lieu improbable, presque vide, abandonné, où les protagonistes du drame viennent bien des années plus tard reconstituer leur histoire à travers les brumes de la mémoire, revivre leur passion et rejouer leur destin, dans un décor où dominent le noir et le sang-de-bœuf. Si le parti pris est intelligent, éminemment cinématographique – on songe à Providence d’Alain Resnais – le résultat n’est pas entièrement convaincant et les concessions qu’il aura fallu faire, notamment les distorsions du livret, paraissent disproportionnées. Les rôles principaux sont dévoyés et se modifient au fil de l’action : Azucena semble d’abord contrôler la manœuvre, mais quand tombe sa perruque, elle redevient victime ; Manrico, tee-shirt noir et veste en peau de serpent, se retrouve en chanteur de rock (troubadour des temps modernes ?), Luna, noyé dans l’alcool, perd bien vite toute noblesse et Leonora, d’abord présentée comme une psychotique entre deux cures, s’adoucira avec le temps. Au passage, tous les personnages secondaires auront tout simplement été supprimés (et leurs parties musicales redistribuées aux autres chanteurs), les chœurs évacués, les lieux et les époques unifiés, le temps aplati, l’action réduite à sa portion congrue. Certes une dimension supplémentaire émerge, presque un nouveau sujet : la mémoire, sa façon de reconstruire et de déformer, par essais et retouches, les expériences vécues ou fantasmées. Mais ce sujet-là est sans rapport avec la musique de Verdi, dont la formidable efficacité dramatique tourne dès lors un peu à vide.
La dimension musicale de la soirée ne manque pas d’attrait : soulignons la remarquable performance de Sylvie Brunet, souveraine, qui domine largement la distribution ; voix d’une magnifique ampleur, jamais dans l’exagération, elle incarne Azucena avec autant de justesse que d’émotion, révélant au passage un véritable talent dramatique. A ses côtés, Scott Hendricks en Luna, moins nuancé mais tout aussi efficace, se défend vaillamment en mettant en relief la dimension violente et pulsionnelle du rôle. Marina Poplavskaya se montre une Leonora décevante, surtout dans son premier air, dont elle dispute le tempo avec le chef sans parvenir à aucun compromis. La voix manque de velours et de souplesse. Le rôle de Ferrando, que le metteur en scène transforme en monsieur loyal de cet étonnant Cluedo, est tenu par la basse Giovanni Furlanetto, très beau timbre et indéniable talent d’acteur. Si Misha Didyk en Manrico apporte la fougue et la vaillance qui siéent au rôle, il chante avec un vibrato si large – presque caricatural – que l’auditeur en perd le sens de la phrase musicale, et toute émotion disparaît ; erreur de distribution ?
La volonté du metteur en scène de confiner les personnages principaux dans un huis clos absolu relègue les chœurs dans la fosse ; on y gagne en clarté et en précision, mais on perd bien entendu un élément visuel important. Et la fosse n’étant pas extensible, d’autres musiciens auront à émigrer vers les oreilles de scènes, où on découvre, un peu étonnées de se retrouver là, des percussions tout à coup fort exposées et exagérément sonores. Marc Minkowski, qui semble parfois bien indécis dans le choix de ses tempi, ralentit, accélère comme s’il hésitait en cours de route sur le chemin à prendre ; mais c’est là notre seule restriction à sa direction, qui pour le reste met parfaitement en relief la construction dramatique de la partition, établit de subtils climats dans les rares moments de détente, et assure au final une belle cohérence musicale.