Pièce maîtresse de l’opéra français du XIXe qui jouit longtemps d’une réputation inégalée, Manon et les œuvres de Massenet en général semblent depuis quelque temps sortir d’un long purgatoire d’une cinquantaine d’années, où les avaient conduit la faiblesse relative de leurs livrets, une abondance de mauvaises interprétations, une certaine usure ou tout simplement les retournements imprévisibles de la mode. Reprendre cet ouvrage, dès lors, c’est aussi s’obliger à y apporter un regard neuf et montrer au public ce qu’il peut avoir d’universel, de caractère intemporel : l’attrait d’un monde brillant de fausses valeurs, la légèreté et l’inconscience de la jeunesse conduisant à la déchéance morale, c’est tout de même un vrai sujet.
Et c’est ce que, précisément, la mise en scène de Stefano Mazzonis ne parvient pas à faire. Elle place l’ensemble de l’action sous le temps d’un flash-back en mimant, pendant qu’on joue l’ouverture, une anticipation du dernier tableau : Manon prisonnière vit ses derniers moments, et jette un regard rétrospectif sur sa vie. De ce mince concept, Mazzonis ne tirera pas grand chose : dès le premier tableau, on reprend la lecture du livret dans l’ordre chronologique sans plus y penser, dans une esthétique on ne peut plus conventionnelle de comédie de boulevard, dont tout élément dramatique semble cruellement absent.
Le décor figure tout du long un grand livre illustré dressé en fond de scène, comme ceux qu’on offrait aux enfants avant la première guerre, dont chaque tableau tourne une page, montrant successivement les lieux du drame dans un réalisme un peu naïf qui n’est pas dénué de charme. Les costumes, où dominent les couleurs claires, évoquent la peinture française du XIXe siècle, comme de juste. Mais le jeu des acteurs est particulièrement pauvre, collant au texte avec une regrettable banalité. Et même si la mise en scène propose un semblant de fil conducteur autour de la fameuse « petite table », transformée au fil des différents tableaux en table de tripot ou en autel à Saint Sulpice, cela ne suffit pas à établir un concept directeur qui donne du sens à l’œuvre. L’ensemble du spectacle livre très peu d’émotion et semble placé sous le seul signe du divertissement, alors que la musique suggère en maintes occasions une densité dramatique autrement consistante.
La distribution est largement dominée par Ismaël Jordi, ténor espagnol élève d’Alfredo Kraus, dont l’aisance et le charme, la vaillance, la diction, la couleur vocale convainquent d’emblée. A ses côtés, la Manon de Sylvia Vazquez est un peu en reste : la voix n’est pas parfaite, le médium, souvent couvert par l’orchestre, manque de puissance. Le suraigu est crié et sans beauté, son jeu de comédienne, pas particulièrement bien servi par la mise en scène, manque de rayonnement – c’est gênant pour le rôle titre. Lescaut est chanté par le baryton italien Massimiliano Gagliardo, scéniquement très crédible, mais dont la diction française, teintée d’un fort accent, étonne tout de même un peu. Guy de Mey, très en forme vocalement, campe un Guillot extrêmement drôle, caricature de vieux beau ridicule et pathétique ; Brétigny (belle voix de Roger Joakim) est tout à fait satisfaisant lui aussi, mais on ne peut en dire autant des trois cocottes, qui ne brillent que par leur costume. Marcel Vanaud, enfin, dans le rôle bref du comte Des Grieux, en impose plus par l’âge et l’expérience que par la voix, en petite forme.
L’orchestre, placé un peu trop haut devant la scène – la disposition des lieux sous le chapiteau qui tient lieu provisoirement d’opéra à Liège n’est pas optimale, – domine souvent les chanteurs. Patrick Davin dirige avec aisance, mais ne réussit pas à éviter quelques décalages et imprécisions dans les ensembles ni à mettre particulièrement en valeur la richesse et la virtuosité de l’écriture orchestrale de Massenet, qui ne sort pas vraiment vainqueur de la soirée.
Version conseillée
Massenet: Manon | Compositeurs Divers par Antonio Pappano