C’est une page essentielle de son histoire que vient d’écrire le Festival de Pesaro : Ciro in Babilonia, le premier des opéra seria de Rossini si l’on écarte l’épisode Demetrio e Polibio, n’avait encore jamais été représenté in loco. La nature de l’ouvrage, dramatique quand Rossini est souvent connu et reconnu pour ses talents d’amuseur, en est l’une des caractéristiques. Mais pas seulement. Ciro in Babilonia porte en lui de manière flagrante les germes des futurs chefs d’œuvre, et constitue à ce titre un jalon capital dans la redécouverte des opéras de Rossini.
La date de création de l’ouvrage – 14 mars 1812 – a imposé un livret d’inspiration biblique. L’époque exigeait en effet des sujets religieux pour que les théâtres puissent rester ouverts pendant le Carême. Ciro, roi de Perse, veut délivrer sa femme Amira et son fils Cambise, retenus captifs par le roi de Babylone, Baldassare. Emprisonné à son tour et condamné à mort, il ne devra son salut qu’à l’intervention prophétique de Daniel.
On distingue derrière le portrait farouche du rôle-titre le visage de Tancrede, et au-delà ceux des grands travestis à venir : Calbo, Arsace, etc . Plus généralement se dessine clairement la cartographie vocale des opere serie de la maturité : le contralto amoureux de la soprano, le ténor empêcheur de tourner en rond… On y voit aussi Rossini esquisser le premier orage symphonique de son catalogue et se frotter à l’un des exercices obligés du répertoire romantique : la scène de prison. L’usage virtuose d’instruments solistes pour accompagner les différents airs de la partition révèle le soin porté à l’orchestration, soin qui vaudra au compositeur le surnom d’il Tedesco. La structure complexe de certains numéros montre combien déjà Rossini cherche à s’affranchir des codes du genre. Bref, si l’on ne crie pas encore au génie, on en devine les balbutiements.
Une page d’histoire disions-nous, d’autant plus historique que tous les éléments nécessaires à son écriture sont réunis. La mise en scène de Davide Livermore part d’une bonne idée : la représentation de l’intrigue à la manière du cinéma muet des années 20 avec une mise en abyme qui reprend le procédé du film de Woody Allen, La rose pourpre du Caire. Le résultat ne se contente pas d’être esthétique, il sait se renouveler de façon ingénieuse et prendre ses distances avec un scénario somme toute faiblard qu’il parvient à transcender.
A la direction d’orchestre mais aussi au continuo durant les nombreux recitativi secci, Will Crutchfield s’emploie à dynamiser une partition inégale en surlignant tout ce qu’elle présage de romantisme.
Rossini n’a pas été chiche avec les chanteurs qui se voient tous gratifiés d’au moins un air. Aucun ne démérite, à commencer par Carmen Romeu à laquelle échoit la fameuse aria écrite autour de la seule note que parvenait à chanter à peu près correctement la créatrice du rôle d’Argene. On retrouve avec plaisir le chant discipliné de Mirco Palazzi (Zambri), cueilli un peu à froid par la première scène, et celui percutant de Robert McPherson, qui en Arbace fait mieux que jouer les utilités.
Amira permet à Jessica Pratt de démontrer une intensité d’expression qu’Adelaide de Bourgogne l’an passé au même endroit n’aurait pas laissé supposer. Le chant gagne en assurance au fur et à mesure de la représentation jusqu’à varier l’expression et oser des coloratures électrisantes.
Remarqué dans Otello à Bad Wilbad et révélé cette saison à Paris dans La Muette de Portici, Michael Spyres investit le role de Baldassare avec le tempérament qui faisait déjà à Favart la valeur de son Masaniello. Outre le soin porté à la ligne, on se laisse de nouveau prendre par la séduction du timbre, l’agilité et la profondeur spectaculaire du grave. Et puisqu’on parle d’histoire, n‘étaient quelques tensions dans l’aigu, cette facilité à atteindre les notes les plus basses de la portée rappelle rien moins que Chris Merrit.
Histoire encore et enfin, avec la présence d’Ewa Podles, qui aussi incroyable que cela puisse paraître, fait avec Ciro ses débuts scéniques au Teatro Rossini*. Que l’on aime ou pas cette voix hors du commun, on reste pantois devant la manière dont le contralto croque, dans tous les sens du verbe, un héros à la fois tendre et féroce. Dans le programme du spectacle, Podles prétexte sa maturité pour justifier sa conception du rôle, plus guerrière que poétique. Pourtant que d’émotions autant que de vaillance dans ce chant extraordinaire. Que de ressources, en termes de souffle et de longueur, fût-ce au prix de l’égalité des registres. Cette dissociation du son est un des éléments sur lequel le contralto assoit ostensiblement son interprétation, jouant de couleurs disparates pour exprimer tendresse ou fureur, selon la situation. Il faut aussi mentionner la souplesse, l’accent, la puissance même s’il semble que la voix ait un peu perdu en projection, et mieux encore que toutes ces qualités réunies : la présence qui fait de la cantatrice polonaise un phénomène vocal et théâtral salué debout par le public.
* Il s’agit de la 3e participation d’Ewa Podles au ROF (2001 : récital et Giunone dans la cantate Le Nozze di teti e di Peleo ; 2009 : concert hommage à Haydn)
Version recommandée :
Ciro in Babilonia (Intégrale) | Gioacchino Rossini par Antonino Fogliani
Gioachino Rossini